CONVERSATION
Une histoire de rencontres et de projets
Avant que vous ne vous associiez, quels ont été vos parcours ?
Marc Hertrich : Nos parcours sont plutôt différents. Je voulais au départ devenir ébéniste, comme mon père ; enfant, je traînais toujours dans son atelier. Dans ma famille, il y a cinq générations d’ébénistes, avec des personnalités marquantes comme celle de mon grand-père. Jenel’ai pas connumais il étaitl’icône familiale. Dans sonpetitvillage, c’étaitun « monsieur » : la première voiture, le premier appareil photo, les voyages audacieux pour l’époque… c’était lui. Il avait l’âme d’un inventeur ; tout en étant ébéniste, il avait eu l’idée de lancer un projet de maisons en béton préfabriqué. Il m’a beaucoup fait rêver. Comme j’adorais aussi dessiner, j’ai suivi les cours du soir aux Arts Déco de Strasbourg puis, encouragé par l’un de mes professeurs de dessin, je me suis inscrit à l’École Boulle à Paris, dans la section Architecture intérieure.
Nicolas Adnet : Pour moi, c’est plus atypique. J’ai toujours eu une sensibilité artistique mais, à l’inverse de Marc, je n’ai pas grandi dans une famille de créatifs. J’adorais la musique classique, ce qui énervait tout le monde chez moi quand j’écoutais à fond du Wagner, et je voulais être styliste. Pour mon père, qui ne l’entendait pas de la même façon, le seul compromis possible était que je fasse une école de modéliste pour avoir un « vrai » métier, lucratif. Mais j’ai vite décroché ; ce qui m’intéressait était éventuellement de créer des modèles, pas d’exécuter. Grâce à ma soeur qui travaillait à l’époque dans la haute couture, j’ai pu laisser tomber ces études pour entrer chez Lanvin. Au début, c’était pour des raisons alimentaires, au final j’y suis resté onze ans. À mon arrivée Meryl Lanvin était aux commandes de la création, puis Claude Montana lui a succédé… De façon très autodidactique, j’ai fini au comité de direction comme directeur financier. J’ai beaucoup travaillé, je m’y suis aussi beaucoup amusé.
Comment passe-t-on de la finance à l’architecture intérieure ?
N.A. : Chez Lanvin, même si j’étais à la finance, je suivais de près la création. Dès que le marketing et le prêt-à-porter ont pris trop d’essor, je n’ai plus retrouvé ce feu des débuts. Quand par ailleurs on vit avec un architecte d’intérieur dont l’agence est
chez lui, on est vite immergé dans son monde. Au début, on participe aux repas de charrettes, puis on aide à dégrossir certains projets, et de plus en plus… Comme dans mon autre job j’avais une position et un réseau important je me suis autorisé une pause d’un an pour faire un essai avec l’agence de Marc. Dans une vie, on n’a pas les moyens de passer à côté de ce genre de décision. Cela dure depuis vingt ans.
Est-ce à partir de là que le Studio est né ?
N.A. : Marc en est à l’origine, il l’a créé seul.
M.H. : Après Boulle, j’ai fait quelques stages en agence, dont un chez Michel Boyer, que j’ai beaucoup apprécié. C’était sans doute réciproque. Il m’a rappelé plus d’un an après la fin de mon dernier passage chez lui pour me confier un projet d’hôtel à Genève, qu’il n’avait pas le temps ou l’envie de faire. Venant de lui, c’était une grande marque de confiance, j’avais à peine 25 ans. Michel Boyer m’a mis le pied à l’étrier mais il y a eu un « flash » immédiat avec la famille Armleder, propriétaire de l’hôtel Richemond, comme avec la gouvernante générale, les concierges… et tous les employés. J’ai découvert le domaine de la grande hôtellerie de luxe avec ses coulisses magiques et toute l’extravagance de ses clients. Un rêve se réalisait…
Les grandes fêtes du début du xxe siècle m’ont en effet toujours fasciné. Et même si ces fastes d’un autre temps étaient presque révolus lorsque dans les années 1980 je suis venu travailler au Richemond, j’ai pu encore rencontrer ces quelques « clients fous » qui descendaient dans ce genre de palace, classé à l’époque troisième ou quatrième hôtel au monde. J’ai eu la chance de vivre dans cet hôtel avec sa grande machinerie, tandis que je commençais à y faire mes premiers projets personnels : une petite chambre au début, une deuxième, une suite, et, petit à petit, j’ai fini par décorer une partie de l’hôtel. Je ne devais y passer que quelques semaines, j’y suis resté quatre années. Je vivais ce luxe en même temps que je le transposais dans mes projets. Tout était possible.
Quel était le genre de projets que l’on vous confiait au Richemond ?
M.H. : J’ai, par exemple, entièrement décoré la suite Colette, en style Napoléon III. C’était alors très en vogue chez les antiquaires, très inspiré aussi des Rothschild. On faisait poser des centaines de mètres de soieries et des rideaux qui s’écrasaient au sol, des pompons, de la passementerie… Mais ce n’était pas que du décor, il fallait derrière tout cela des machines de technicité bien rodées et de gros moyens. On y avait réalisé une climatisation noyée dans d’opulentes corniches Napoléon III, dorées à la feuille… Or, les premiers Américains qui ont réservé cette suite ont immédiatement demandé à en changer en y entrant. Ils ont pensé qu’il n’y avait pas de clim : elle était si sophistiquée qu’elle ne faisait aucun bruit. À l’époque, c’était certainement la suite la plus luxueuse réalisée en Europe. Une folie ! Son prix n’est pas un critère mais, malgré tout, cela en avait fait la publicité pour l’hôtel : nous avions fait « la suite la plus chère d’Europe ».
En somme, un client et des projets en or ?
M.H. : La période du Richemond correspond à la naissance du Studio, elle reste totalement fondatrice d’un esprit, d’un certain style et des références du Studio. Cette expérience, comme mes échanges avec son propriétaire, Victor Armleder, fait aussi le lien avec Nicolas : son même goût, ses mêmes envies de grand luxe, de grand raffinement. Monsieur Armleder était un pur hédoniste, un personnage très charismatique, très cultivé, comme il en existe peu. Son vrai plaisir était de lire, d’écouter « la Traviata », de rencontrer les gens, de parler avec eux, aussi bien avec le maçon sur nos chantiers qu’avec le client le plus éminent… Ce fut pour moi de vraies leçons de vie professionnelle, des leçons de vie tout court.
J’ai eu l’opportunité de vivre peu après le même genre d’expérience en Suisse, avec un grand joaillier libanais : la décoration de ses boutiques m’a permis de voyager dans le monde entier pendant plusieurs années.
Avoir comme premiers clients ce genre d’aventuriers, de « grands jouisseurs princiers », m’a par la suite presque joué des tours. J’ai pensé que toute la vie serait comme ça.
N.A. et M.H. (d’une même voix) : Il en reste heureusement quelques autres. Des clients avec quelques moyens qui voient aussi la vie de cette façon-là : magique, flamboyante, surprenante... C’est toute une philosophie !
Comment vous répartissez-vous les tâches, qui fait quoi ?
N.A. : Il n’y a pas de « qui fait quoi », on fait beaucoup ensemble, aussi bien dans la création que dans la gestion du Studio. Les années passant et la taille du bureau grandissant, on s’est structurés en se répartissant un peu plus le travail, mais ça reste une création à quatre mains.
Personne ne prend une décision sans que l’autre soit d’accord, avec des échanges permanents d’idées, y compris pour la création.
Nous n’avons pas la même façon d’exprimer les choses, mais aucun des deux n’est plus investi dans un domaine que l’autre. Marc est plus à l’aise avec le dessin, moi avec les mots. Lui a un talent inouï pour le trait, la peinture, l’aquarelle, la sculpture. Moi, je vais être leader sur d’autres sujets, mais nous sommes assez fusionnels.
M.H. : Oui, il existe ces différences dont parle Nicolas, mais au niveau de la sensibilité, de l’histoire de la couleur en général, de tout ce qui fait la base de notre travail, nous parlons d’une même voix. Nos lieux étaient différents quand nous nous sommes rencontrés, mais il existait déjà une vraie affinité de goûts. C’est assez rare. La couleur était déjà là, comme le violet qui nous a toujours suivi.
C’est un peu à l’image de votre appartement aujourd’hui ?
M.H. : Au-delà de la couleur, c’est une forme d’éclectisme qui le caractérise, comme elle nous caractérise dans notre travail. Tout se rejoint. Nous cultivons cet éclectisme, nous l’adorons… Le côté habituel ou linéaire des choses nous ennuie.
Nous sommes autant attirés par l’opulence que par une certaine simplicité, en naviguant toujours entre les deux, parce que la vie est un peu faite comme ça.
Il est assez important pour nous de pouvoir nous ménager des jours de calme à la campagne, et puis de projeter un beau voyage qui va nous entraîner on ne sait où. De préparer un excellent dîner aux truffes, en famille ou entre amis, et le lendemain de goûter les joies d’un repas plus simple et improvisé… Il n’y a pas de jugement de valeur dans nos choix privés ou professionnels, c’est toujours en rapport avec le côté émotionnel des choses, et nous en recherchons l’équilibre.
Combien de personnes travaillent aujourd’hui à vos côtés ?
M.H. : L’équipe se compose de plus de vingt personnes, qui ont pour la plupart une formation d’architecte d’intérieur. Certains ont une sensibilité de graphiste voire d’illustrateur, ou de documentaliste. D’autres ont des talents de styliste, d’autres encore sont plus techniques. On fait aussi appel à des forces extérieures, des artistes, des architectes, des paysagistes, avec lesquels il peut exister des complémentarités. Pour chacun de nos lieux, nous aimons beaucoup faire réaliser des oeuvres spécifiques à des artistes de renom, autant que commander des objets d’artisanat d’art, issus de tous les savoir-faire locaux. Nos clients nous sollicitent aussi pour ça.
N.A. : La grande tradition de la décoration consiste à faire réaliser sur mesure une fresque, un luminaire ou un meuble précieux. Les savoir-faire sont pour cela infinis, les ébénistes, les doreurs, les souffleurs de verre, les serruriers, les vanniers… Tous ces artisans nous ouvrent à chaque fois des univers auxquels nous n’avions pas forcément pensé, ils nous permettent d’imaginer des transpositions très contemporaines, stimulent notre imagination.
Nous avons souvent des coups de coeur pour des savoir-faire vivants, mais cela n’exclut pas la découverte d’une collection de boîtes ou de sculptures anonymes, de colliers trouvés ou chinés aux quatre coins du monde.
Retrouvez-vous un même fil conducteur pour chaque nouveau projet ?
M.H. : Pas vraiment. La première chose, c’est surtout la découverte du site, d’une région que nous sillonnons. Ensuite, on s’imprègne de la culture du pays, puis on achète aussi les livres qui correspondent. S’immerger dans une culture locale, c’est souvent notre envie, c’est aussi celle de nos clients. Très vite, certains mécanismes se mettent en place dans notre esprit, une façon de photographier, les premiers mots qu’on peut poser, les premiers croquis, les idées de couleurs qui surgissent… Après avoir absorbé tous ces éléments, on se pose autour d’une table et on commence à réfléchir vraiment à l’histoire.
N.A. : À partir de toute cette matière première, on va élaborer un concept et commencer à dessiner.
Ce concept doit être suffisamment fort afin de créer un fil conducteur pour l’ensemble. La maturité aidant, cette façon d’aborder un projet est toujours là, même si elle continue d’évoluer tous les jours.
Comment définir votre style ?
N.A. : Je dirais que c’est plus un esprit, une patte, ce n’est jamais fermé. Nous adorons faire cascader les choses. Nous connaissons l’idée de départ et nos racines, mais après la liberté de ton est totale, on ne s’interdit rien. Derrière tout ce que nous pensons être notre culture, et à travers toutes les influences mondiales dont se nourrit l’histoire de l’art, il y a une porosité beaucoup plus importante que celle que nous percevons.
M.H. : Comme le souligne Nicolas, et au grand dam de certains spécialistes de l’art que je respecte infiniment, quand on étudie précisément l’histoire de l’art, on voit qu’à chaque époque prétendument marquée par un style se mêlent toutes sortes d’influences, quel que soit le domaine artistique. Les choses sont moins cloisonnées que l’on croit. C’est aussi la grande richesse de notre métier.
Certaines personnalités influencent-elles votre travail plus particulièrement ?
M.H. : Quand j’ai rencontré Nicolas, j’étais autant fasciné par Coco Chanel, mon idole, que lui par Yves Saint Laurent, pour des raisons presque similaires. Bien au-delà de la mode, tous deux étaient révolutionnaires socialement. J’aime Coco la créatrice mais aussi ses idées d’avant-garde. La couture fut pour elle un prétexte d’expression pour revendiquer des idées, pour libérer les femmes et c’est ce que j’admire chez elle. D’une certaine façon, c’est un peu pareil pour Saint Laurent lorsqu’il introduit ce côté masculin, androgyne, au vêtement féminin. De manière générale, les artistes surréalistes nous inspirent, c’est onirique, poétique… Les influences peuvent venir aussi de personnages érudits, de collectionneurs cosmopolites et éclairés comme le baron Alexis de Redé, ou encore les Rothschild.
Également par rapport à leur fantaisie et leur sens de la fête, un certain goût pour la mise en scène aussi, pour les grands bals masqués, les grandes soirées des années 1950 - 1960 qu’ils ont su donner au château de Ferrières, à l’hôtel Lambert à Paris… Ces figures mythiques et leurs univers au luxe extravagant, comme je l’ai déjà dit, m’ont toujours fasciné, peut-être même avant que je n’aille travailler au Richemond.
N.A. : Nous sommes très sensibles aux gestes et oeuvres d’artistes contemporains comme l’Américain James Turrell : son travail sur la lumière est pur, minimal. Les tableaux colorés de David Hockney, les mises en scène de Bob Wilson ou certains bâtiments de l’architecte Zaha Hadid… Nous aimons être surpris par tout ce qui sort des sentiers battus. L’exotisme, les voyages en Asie ou en Orient, les bords de mer en général sont-ils vos sources d’inspiration privilégiées ?
L’exotisme, les voyages en Asie ou en Orient, les bords de mer en général sont-ils vos sources d’inspiration privilégiées ?
N.A. : La personne que nous avons rencontrée lors d’une première consultation pour le Club Med nous a dit : « Notre urgence est un projet en bord de mer, mais, après avoir vu votre book, je vais être sincère avec vous : je vous vois mieux à la montagne. » Le lendemain matin, Henri Giscard d’Estaing, président du Club Med, souhaitait nous rencontrer, son avis était différent. Très vite, il nous a confié un projet sur l’île Maurice, le premier Club Med
5 Tridents à réaliser, et à partir de là se sont enchainés nos projets « exotiques ». Les bords de mer semblent nos lieux les plus marquants, mais nous avons aussi réalisé beaucoup de projets urbains, ou à la montagne. Les voyages autour du monde sont indéniablement une source principale d’inspiration, mais nous sommes aussi sensibles à la beauté du quotidien, nous nous émerveillons chaque jour, en les observant, de beaucoup de choses, de lieux, de détails proches de nos univers.
D’où vous vient cette idée de collectionner les rhinocéros, devenu votre animal fétiche ?
M.H. : C’est lié à la découverte d’un magnifique rhinocéros en bois laqué, tout simple, chez un antiquaire au fin fond de la Thaïlande. Il m’a rappelé la collection d’éléphants dont on m’avait parlé quand j’étais enfant. Elle m’avait aussi fait rêver... En voyant ce rhinocéros, j’ai pensé que ça pouvait être le début d’une collection. C’est né comme ça. Le rhinocéros est fascinant en soi. Dans les dessins anciens du Moyen Âge ou ceux de Dürer, ils sont représentés de manière incroyable. Nous aimons la force de l’animal, sa corne, cette peau très plissée comme une carapace, tout ce qui lui donne un caractère un peu préhistorique. Sa rareté amplifie encore notre affection.
N.A. : Marc a une âme de collectionneur. Quand nous nous sommes rencontrés, cette collection comptait quelques pièces. Nous l’avons continuée ensemble avec des souvenirs de voyages, des cadeaux… C’est une collection avant tout affective, qui symbolise finalement assez bien notre goût pour la pluralité des traitements, modernes ou anciens, leur raffinement…
Le mot de la fin ?
M.H. : La beauté du métier d’architecte d’intérieur, cet art de confronter le fonctionnel, le technique et l’artistique, qui souvent semblent aux antipodes. Sa base intrinsèque est de répondre à toutes les fonctions d’un lieu, mais l’ambiance et le décor constituent ce « supplément d’âme » essentiel qui permet de le personnaliser. Et notre force, apprise à l’école, est de ne pas séparer les deux. La beauté du métier, c’est ça, réussir à réunir tous ces mondes-là.
Propos recueillis en janvier 2016.
Leur jardin à la campagne
Their garden in the countryside