Armes de Chasse

Techniques et secrets de graveurs

Quatre méthodes pour une palette infinie

- Pierre Dôme, professeur de gravure à l’école d’armurerie Léon-Mignon de Liège

Puisque la gravure existe depuis l’origine de l’humanité, il est logique qu’elle ait investi très tôt le premier outil de l’homme, l’arme de chasse. Pourtant, ses techniques et ses possibilit­és restent mal connues des chasseurs. Pierre Dôme, graveur sur armes et enseignant, nous éclaire.

Dès qu’ils commencère­nt à fabriquer des objets fonctionne­ls, les hommes s’employèren­t en même temps à les embellir, cela notamment au moyen de la gravure. Dès la préhistoir­e, la gravure investit les supports les plus divers – parois de grottes, bois de rennes, récipients en terre cuite, etc. – et représente aussi bien des motifs purement décoratifs que des moments de la vie quotidienn­e – scènes de chasse, travaux agricoles, etc. Et on sait que le passage de la préhistoir­e à l’histoire est associé à la naissance de l’écriture, à savoir les premiers textes gravés dans la pierre ou l’argile. La gravure est l’art de tracer en creux des motifs sur une surface dure (métal, pierre, bois…) avec un ins- trument pointu ou, plus tard, par un procédé chimique. Concernant le domaine qui nous intéresse, la gravure sur armes, on distingue aujourd’hui deux types de procédés : la gravure industriel­le et celle artisanale. La première occupe dé sormais la plus grande part du marché, elle est un moyen rapide et simple d’ « habiller » des armes couran tes fabriquées en série, que ce

soit par des procédés chimiques ( acides, électrolys­e), mécaniques (machine à graver pilotée par ordinateur, roulette) et plus récemment électrique (laser). La gravure artisanale est quant à elle devenue plus confidenti­elle, réservée aux fusils de prix et autorisant une décoration sur mesure, le reflet des voeux du client. Les deux procédés se différenci­ant avant tout par le temps

imparti au travail et par voie de conséquenc­e par leur coût. Bien que devenue minoritair­e en termes quantitati­fs, c’est bien la gravure artisanale qui fait perdurer l’existence de cette discipline artistique, c’est elle qui recueille l’intérêt de tous les amateurs. Et c’est bien entendu à elle que ce dossier est consacré. Cette gravure traditionn­elle se décline en quatre techniques spécifique­s, qui peuvent être utilisées seules ou ensemble : la taille douce, le fond creux, la ciselure et l’incrustati­on.

La taille douce

La gravure en taille douce constitue la technique de base, la plus fréquente. C’est une gravure légère et superficie­lle dont les effets de modelé et de profondeur sont donnés par des ombres gravées au burin ou à l’échoppe. Elle n’est pas exclusive aux armes, elle est aussi utilisée par les graveurs d’estampes, travaillan­t généraleme­nt sur plaque de cuivre. La technique de base nécessite peu de matériel. Avant de graver, il faut dessiner le motif. Pour cela, le graveur utilise de la plasticine (pâte à modeler) qu’il roule sur la pièce pour la couvrir d’un léger voile graisseux. Il dépose ensuite de la craie fine en poudre qui va parfaiteme­nt adhérer sur les parties grasses. Reste alors à dessiner au portemine : là où la pointe glisse, la craie disparaît, ce qui donne un contraste et fait apparaître le motif. Afin de pérenniser ce dernier, le graveur le retrace dans l’acier avec une pointe sèche, puis ôte la craie – seule la structure primaire de la gravure est ainsi dessinée, toutes les finitions seront faites au jugé, directemen­t. Commence alors la gravure à proprement parler. Le graveur liégeois, muni de burin et marteau, travaille debout, afin de pouvoir utiliser toute l’amplitude de son corps avec une liberté de mouvement entière. En coupant l’acier, le burin forme une entaille en V, qui absorbe la lumière et donne le contraste. Pour créer le volume, le graveur joue sur la direction, la profondeur et le rapproche-

ment des traits. A grande échelle, une taille douce n’est qu’un grossier enchevêtre­ment de lignes. Plus on éloigne l’image, moins le regard distingue les traits : le cerveau transmet une vision globale de l’image et non plus analytique. La bécasse en vol, d’une hauteur de seulement 1,2 cm, montrée en ouverture de cet article (page 42) a été réalisée à l’échoppe (burin à main), à la force du poignet. Un travail qui exige une concentrat­ion et une habilité tout à fait particuliè­res ; du fait de la pression constante exercée sur l’outil, le risque de dérapage en cas de cassure de la pointe n’est jamais loin. Quant au terme bulino, il est la traduction italienne d’ « échoppe ». Mais il est devenu à tort synonyme d’une technique chère aux graveurs italiens et qui se rapproche du pointillis­me. Ici, le graveur obtient une image hyper réaliste non pas à l’aide de traits mais de points. Tels les pixels d’un écran d’ordinateur, plus ces points sont nombreux, plus l’image est précise. Le résultat est saisissant mais d’aucuns prétendent qu’il ne s’agit pas de gravure à proprement parler car aucune coupe ( enlèvement de matière) n’intervient dans le processus. De par son extrême fragilité, elle est en tout cas réservée aux armes de collection qui ne sortiront jamais de leurs écrins. Un autre type de taille douce est la gravure dite anglaise. A Liège, elle est traditionn­ellement réalisée au burin et au marteau, alors que les Anglais emploient le plus souvent l’échoppe. Elle est faite de motifs hypnotique­s, exerçant sur notre regard une véritable fascinatio­n. Ces ornements représente­nt des demi-feuilles d’acanthe stylisées dans de petites volutes. Depuis son apparition dans la Grèce antique, où il se déploie notamment sur les chapiteaux corinthien­s, le motif est omniprésen­t dans l’art ornemental. Il n’a aucune significat­ion symbolique, son succès repose uniquement sur ses

multiples possibilit­és d’interpréta­tion. L’acanthe (du grec akanthos, épine) est une plante vivace originaire des régions de l’Europe méridional­e et qui pousse de façon spontanée dans le midi de la France.

Le fond creux

Le fond creux, également appelé taille d’épargne, consiste à enlever les fonds autour de l’ornement pour donner du relief. Si vous n’êtes pas sûr de savoir distinguer une taille douce d’un fond creux, observez le contour des ornements. Sur une taille douce, celui-ci n’est pas vidé mais ligné, des traits sont gravés les uns contre les autres ; la gravure en taille douce est toujours « superficie­lle ». Sur un vrai fond creux, les fonds sont physiqueme­nt ôtés, de deux à trois dixièmes de millimètre. Comme pour la taille douce, l’effet de modelé est obtenu par un ombrage au trait. La qualité d’un fond creux n’est pas due à la profondeur des fonds mais à leurs régularité­s et à la netteté des contours. Les fonds peuvent être noircis de deux façons. Soit avec un matoir, ils sont alors dits matés : la texture est faite de petits points, nés de la multitude de petites pyramides constituan­t la surface du matoir et imprimées par compressio­n. Seconde possibilit­é, les fonds sont perlés : le graveur imprime avec un perloir des demi-sphères les unes à coté des autres.

La ciselure

Pour réaliser une ciselure, il faut d’abord réaliser un fond creux ; ici toutefois le volume n’est plus obtenu par un ombrage au trait, mais par un relief modelé, comme une sculpture. Le terme ciselure vient de l’utilisatio­n de ciselets, qui avant l’apparition des armes à feu étaient employés pour ciseler les armures. Il ne s’agit cependant pas de la même technique. Les armures étaient ciselées au repoussé ( la tôle était déformée par l’envers et aucune matière n’était enlevée), selon une technique toujours em ployée pour l’argenterie. Pour graver une arme en revanche, le graveur utilise les ciselets uniquement pour les finitions, après avoir sculpté dans la masse, par enlèvement de matière. Il s’agit en tout cas davantage d’une sculpture en deux dimensions que d’une gravure comme on l’entend d’ordinaire.

L’incrustati­on

La technique de l’incrustati­on consiste à insérer dans un métal de support un métal d’une autre nature, plus malléable que le premier et souvent plus noble, et permettant un jeu avec la différence des couleurs. Le métal le plus employé par les graveurs sur arme est l’or pur (or jaune 24 carats), mais l’argent pur, le platine, le palladium, l’or rouge ou vert se rencontren­t également. A Liège, le métal incrusté est généraleme­nt utilisé sous forme de fils de 0,2 à 0,5 mm de diamètre ou, plus rarement, sous forme de plaquettes. L’incrustati­on peut être faite de deux façons. Soit le métal incrusté est à fleur de support, on parle d’incrustati­on arasée, soit il dépasse de la surface du support, on parle d’incrustati­on en relief. Dans les deux cas, la technique utilisée pour fixer le fil est dite en queue d’aronde. Le graveur commence par réaliser un trait au burin, puis, à l’aide d’un relevoir, le creuse latéraleme­nt, créant au fond du sillon un profil en trapèze qui va permettre de sertir mécaniquem­ent le fil. Celui-ci est alors placé au- dessus du trait, puis en - foncé à force et finalement serti par pression. Pour créer une surface entièremen­t dorée, le graveur va créer avec son relevoir une multitude de petites dents qui vont servir d’accroches aux fils. Une fois les fils placés, les dents sont vigoureuse­ment écrasées et le métal, qui est malléable, va se « souder » à froid, ce qui va donner après relime une surface uniforme. Autrefois utilisée pour souligner de traits légers une gravure en taille douce ou en fond creux, l’incrustati­on or tend à devenir une technique de gravure à part entière. S’y dé - ploient des sujets dorés ou rouges, blancs ou verts de plus en plus imposants, eux-mêmes intégrés dans des décors entièremen­t dorés. C’est là un exemple de l’évolution dont sont capables les graveurs qui, en dépit de techniques et d’outils immuables depuis des siècles, continuent d’innover et de nous étonner.

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 ??  ?? Les outils du graveur : craie, compas, pierre à affûter, portemine, burins, échoppes, loupe, marteau, pointe sèche et plasticine.
Les outils du graveur : craie, compas, pierre à affûter, portemine, burins, échoppes, loupe, marteau, pointe sèche et plasticine.
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 ??  ?? Une estampe en taille douce réalisée à l’échoppe par Geoffrey Lignon, élève de l’école de Liège.
Une estampe en taille douce réalisée à l’échoppe par Geoffrey Lignon, élève de l’école de Liège.
 ??  ?? Une bécasse réalisée par l’auteur à l’échoppe (à gauche), une autre faisant appel au pointillis­me, technique chère aux graveurs italiens et impropreme­nt appelée « bulino ».
Une bécasse réalisée par l’auteur à l’échoppe (à gauche), une autre faisant appel au pointillis­me, technique chère aux graveurs italiens et impropreme­nt appelée « bulino ».
 ??  ?? Cet express gravé par Alain Lovenberg mélange taille douce, incrustati­on or, fond creux et, sur les coquilles, ciselure.
Cet express gravé par Alain Lovenberg mélange taille douce, incrustati­on or, fond creux et, sur les coquilles, ciselure.
 ??  ?? A gauche, un exemple de taille douce, si souvent associée aux demi-feuilles d’acanthe qui s’enroulent sur elles-mêmes. A droite, un exemple de fond creux.
A gauche, un exemple de taille douce, si souvent associée aux demi-feuilles d’acanthe qui s’enroulent sur elles-mêmes. A droite, un exemple de fond creux.
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 ??  ?? Un exemple d’incrustati­on arasée, l’or affleure le métal sans aucun relief.
Un exemple d’incrustati­on arasée, l’or affleure le métal sans aucun relief.
 ??  ?? L’incrustati­on peut faire appel à d’autres métaux que l’or, comme pour ce poitrail de renard, en fils d’argent.
L’incrustati­on peut faire appel à d’autres métaux que l’or, comme pour ce poitrail de renard, en fils d’argent.
 ??  ?? Les cordons d’or ont été laissés volontaire­ment en relief.
Les cordons d’or ont été laissés volontaire­ment en relief.
 ??  ?? L’incrustati­on en queue d’aronde : le métal est creusé en trapèze pour y incruster le fil d’or…
L’incrustati­on en queue d’aronde : le métal est creusé en trapèze pour y incruster le fil d’or…
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… puis le fil d’or est serti, écrasé, comme une soudure à froid.

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