Un art en mutation
Traditions et nouvelles techniques
La gravure est sans nul doute la partie la plus artistique de la fabrication d’une arme de chasse. Il n’est donc pas étonnant que l’émergence du progrès mécanique dans ce secteur très traditionnel suscite interrogations et méfiance.
Au XIXe siècle, plus d’un amateur d’armes ai - mait à se persuader que la machine n’atteindrait jamais la qua- lité et la précision offertes par l’artisanat, dont la tradition était particulièrement forte dans ce domaine. On ne souhaitait pas pour son arme la standardisation que la mécanisation croissante était en mesure d’apporter. Qu’importe si la marche du pro- grès est inéluctable ! Un siècle plus tard, le monde de la gravure connut à son tour sa ré volution technologique, laquelle ne manqua pas de se heurter aux mêmes réticences. Le métier de graveur sur armes est physique et exigeant. Il faut le plus souvent travailler debout, face à son banc de graveur surmonté généralement d’un bac à lumière. Cette position qui a le mérite de libérer les épaules et les bras est des plus fatigantes. La pièce à graver est maintenue dans les mâchoires d’un étau à pied, tournant, dont la hauteur se règle selon la morphologie du graveur et en fonction du travail à réaliser ; l’artisan doit interrompre régulièrement son geste pour faire pivoter l’étau vers son champ d’action. Pour effectuer les incisions dans le métal, il utilise soit le burin et le marteau,
soit l’échoppe, reconnaissable à son manche en forme de champignon, poussée par la seule force de la main. En raison de la dureté du matériau travaillé, le graveur doit réaffûter régulièrement son outil sur la pierre, et ajuster ces affûtages au résultat recherché. Oui, ce métier-là est difficile, sans répit.
Fracassi frappe
en finesse
Vous avez découvert ou redécouvert dans les pages précédentes les techniques et les outils qui font la palette du graveur sur armes : ce savoir-faire, comme bien des métiers d’art, se caractérise par une constance ex - trême. Ce qui ne signifie pas qu’il soit figé dans le conservatisme. Ainsi a-t-on vu apparaître dans les années 1970 la technique du bulino, du nom italien de l’échoppe. C’est le graveur italien Firmo Fracassi qui popularisa cet usage particulier de l’échoppe et les ornementations d’une étonnante finesse qui en naissent, son style a influencé les graveurs du monde entier. Fracassi affûte ses outils de manière très effilée, avec une inclinaison de 60 à 70 degrés, de manière à inciser dans le métal des lignes de plus en plus courtes qui finissent par se réduire au point. Le procédé est fastidieux mais permet de réaliser des effets d’ombre et de lumière qui, en jouant sur la profondeur des points, donnent à la gravure un aspect tridimensionnel. Attention cependant, les photographies peuvent se révéler exagérément flatteuses, et il est fréquent que, sous certains angles, on distingue à peine la gravure tant elle est fine, légère… et fragile. Au-delà de cet exemple, qui somme toute ne sort pas de l’univers traditionnel de l’artisanat, les graveurs ont appris à tirer parti des nouvelles tech- nologies, adoptant des outils à même de leur faciliter la tâche et de faire naître des résultats inédits. Songeons d’abord à l’ouverture et aux échanges que représente Internet pour les graveurs, qui peuvent désormais suivre en temps réel le travail de leurs confrères, fussent-ils à l’autre bout de la planète, échanger des conseils et des astuces, avancer de concert dans leurs recherches. Mais l’ouverture sur les nouvelles technologies concerne aussi et surtout les machines, à commencer par la plus simple, le pantographe. Certes, son usage n’est pas récent et il n’incarne pas le dernier cri des techniques de pointe. La nouveauté réside dans son pilotage par ordinateur, à l’exemple du Gravograph, le modèle le plus répandu de cette technologie. La ma chine se charge de transférer le motif, stocké dans la mémoire de l’ordinateur, sur la pièce à graver, et ce pour une simple mise en place ou une véritable gravure ; un procédé particulièrement appréciable avec des motifs récurrents. Le projet de gravure lui-même n’est plus nécessairement dessiné à la main, les logiciels de retouche photo et de conception graphique permettant la combinaison à l’écran des éléments constitutifs du motif. L’échoppe pneumatique constitue un autre progrès fondamental. Le mo dèle initial, le Graver Meister, actionné par une pompe à vide, fut mis au point aux Etats-Unis dans les années 1970 par les graveurs John Rohner et Don Glaser et fabriqué par la firme GRS (Emporia, Kansas). Il fut suivi du NgraveR (devenu ensuite le Magna Graver), mis au point par Ray Phillips et fonctionnant avec un moteur électrique. D’autres modèles, à air comprimé (Graver Mach, Graver Max), se succédèrent jusqu’aux perfectionnements apportés par Steve Lindsay après 2001. GRS et Lindsay Tools ( Kearney, Nebraska) sont aujour - d’hui les principaux fabricants de ces échoppes pneumatiques, largement adoptées tant elles allègent la tâche du graveur. La main forte libérée peut guider l’outil, qui fonctionne comme un micro-marteau pneumatique, l’air comprimé actionnant une masselotte logée dans la poignée. La masselotte frappe à fréquence élevée l’outil de coupe monté sur l’échoppe, délivrant des impacts dont la puissance et la fréquence sont contrôlables. Les premiers modèles étaient commandés par une pédale jusqu’à ce que Steve
Lindsay mette au point une échoppe dont la force de frappe est régulée par la pression de la paume du graveur : le Palm Control Air Graver. Grâce à cet engin, le graveur peut désormais travailler assis. L’étau à pied laisse généralement la place à l’étau à boule, lesté par une sphère de métal qui pivote dans un collier fixe, ou à une plaque tournante. Le travail s’effectue fréquemment sous binoculaire. Des gabarits spéciaux ont été mis au point pour obtenir à l’affûtage des formes de pointe précises. Le compresseur de l’Air Graver peut aussi actionner une fraiseuse à main, utile pour dégager rapidement les fonds. Certains lui préfèrent la méthode de l’eau-forte. Mais en dépit de ces concessions faites à la technologie, la gravure des armes de luxe demeure dans son essence un travail manuel dont la qualité dépend du talent de l’artisan et non du perfectionnement de son outillage. Les ateliers qui ont ouvert leurs portes aux machines que nous venons d’évoquer appartiennent à des graveurs indépendants, travaillant seuls ou en petites structures, ou sont rattachés à des manufactures de luxe qui leur confient la personnalisation des commandes. Les grands fabricants quant à eux recourent depuis longtemps à des méthodes alternatives de gravure à même de maintenir le prix de revient et donc le prix de vente tout en donnant aux armes de série un certain attrait esthétique. La gravure à la machine n’a rien d’une nouveauté : dès le milieu du XIXe siècle, les scènes typiques de la vie américaine ornant les barillets des célèbres revolvers de Samuel Colt étaient réalisées à la molette. Le décor des armes de série est souvent sommaire et standardisé : une sim ple arabesque gravée à la molette ou au laser, un volatile doré par électrolyse, des plaquettes réalisées en sous-traitance, par la firme italienne Giovanelli notamment, et terminées à la main. De plus en plus aussi, on s’oriente vers des gravures au laser retouchées manuellement, souvent élaborées. Il faut d’ailleurs saluer les efforts des fabricants pour faire figurer plus clairement dans leurs catalogues le type de gravure proposé, évitant au client de devoir « lire entre les lignes » pour débusquer l’information. Voilà pour la page « technologique ». Qu’en est- il de la gravure même, quelles sont les grandes évolutions des décors de nos armes ? On distingue traditionnellement les sujets, d’une part, à savoir toute représentation un peu réaliste de personnages ou d’animaux, les ornements d’autre part, le plus souvent inspirés du monde végétal et plus ou moins stylisés. Contrairement aux ornements, les sujets sont rarement seuls, mais sont accompagnés de motifs qui soulignent les compositions et assurent des transitions entre les différents plans.
La tradition est anglaise…
Après avoir longtemps succombé à l’exubérance décorative de la période romantique et des styles « néo », les graveurs sur armes du « continent » se tournèrent vers l’Angleterre pour y puiser leur inspiration. La sculpture des montures disparut pour laisser place à un sobre quadrillage. Ciselures et incrustations s’inclinèrent devant les volutes stylisées et greffées les unes aux autres de la gravure dite anglaise, agrémentées de bouquets, de rubans, plus rarement de sujets de chasse ; l’ensemble étant de la plus grande sobriété et servi par une discrète finition jaspée. La gravure ne remplit-elle pas avant tout « un rôle pratique » , comme nous le rappelle Ferdinand Courally ( Les armes de chasse et leur tir) ? « Elle doit atténuer les reflets du soleil sur le métal poli et conserver à l’arme un aspect convenable après quelques années de service. » Si l’Angleterre, tant sur le plan mécanique que décoratif, devint donc la référence, l’influence des modèles du siècle précédent ne disparut pas. D’autres graveurs, tels Léon Lemaître à Liège, réduisaient la place faite à l’ornement pour mettre en valeur un sujet de chasse par exemple. Mais la prégnance du modèle anglais fut telle que cette empreinte de l’Art nouveau resta peu représentée, si ce n’est en Belgique et en France. De même,
des gravures « modernes », influencées par le cubisme ou l’Art déco, verront le jour dans les années 1930, mais resteront des tentatives hardies qui n’emporteront jamais la faveur du public. Plus près de nous, les gravures de style contemporain sur des carcasses de fusil automati que demeurent elles aussi des exceptions. Frilosité esthétique, préjugés tenaces quant à son coût : la belle gravure d’armes de chasse se retrouva figée dans ces paradigmes, concurrencée par les progrès de la machine, tant et si bien qu’elle connut un véritable déclin au cours du XXe siècle. Le sursaut eut lieu à la fin des années 1960 grâce au graveur italien Mario Abbiatico, qui s’employa à redonner goût pour la gravure fine dans son pays. Depuis la péninsule, le dynamisme et les succès de l’école italienne orchestrèrent une véritable résurrection de cet art, les ouvrages publiés par Abbiatico lui-même popularisant cette renaissance. Cette influence diffusée dans le monde entier conjuguée à la mise sur le marché de l’échoppe pneumatique furent les moteurs d’un spectaculaire renouveau dans les dernières décennies du XXe siècle. Et aujourd’hui ? Cerner les grandes tendances de l’ornementation contemporaine n’est pas une tâche aisée. En matière de sujets, on rencontre en effet un peu de tout, du plus classique au plus improbable : du faisan au dinosaure en passant par les guerres napoléoniennes ou les protago-
… la renaissance, italienne
nistes de la série télévisée Dallas ! Bien sûr, les sujets de chasse, choisis le plus souvent en fonction du type de gibier auquel l’arme est destinée, conservent une place éminente. S’y mêlent parfois des figures féminines ; le décor peut restituer l’univers du commanditaire, qui fera représenter sa demeure, ses chiens favoris, son épouse ou sa maîtresse, plus rarement son propre portrait ! Dans tous les cas, la technique du point par point, l’emploi virtuose de l’échoppe, les incrustations d’or de diverses tonalités, d’émaux parfois donnent à voir des réalisations sur- prenantes et d’une grande qualité d’exécution. Il ne semble plus y avoir de frein à l’imagination. La rançon de ces tours de force est parfois l’oubli de la qualité première d’une gravure : embellir sans dominer. On pourrait consacrer un article à part entière aux armes commémoratives et autres commandes très spéciales, dont le Broadlands Set de Holland & Holland, gravé par les frères Brown et célébrant la vie de Lord Mountbatten, est un exemple caractéristique. La grande firme londonienne s’est fait une spécialité de ces armes d’un luxe inouï. Les ornements sont également des plus variés, la gravure anglaise conserve droit de cité, de même que les rinceaux et ornements végétaux de toutes tailles, mais coexiste désormais avec des compositions plus géométriques. Face à ce qu’ils considèrent comme des fantaisies déplacées, certains amateurs prônent le
retour à l’élégante simplicité du début du XXe siècle. L’Italie demeure un centre actif et créatif. A côté des graveurs indépendants ou des petits ateliers, on trouve des entreprises telles que la Bottega Giovanelli, qui s’investit tout à la fois dans l’enseignement et la production, avec des gravures réalisées aussi bien à la main qu’à la machine. La firme Beretta emploie sur son site dix-sept graveurs oeuvrant selon les méthodes traditionnelles, et pour autant le client peut choisir de confier son arme à un graveur extérieur à la firme. Selon la pièce, cinquante à huit cents heures de travail sont requises, parfois davantage ; le prix est en conséquence. A côté de cette gamme de luxe, Beretta produit des armes plus simples, dont le décor est mis en place à la molette et achevé à la main. Les graveurs de grand talent foisonnent : Firmo Fracassi, Gianfranco Pedersoli, Giancarlo Pedretti, Mario Terzi, Manrico Torcoli…
De l’anonymat à la starisation
Il est pourtant permis de se demander combien de temps perdurera cet âge d’or. En Belgique, l’atelier de gravure de la Fabrique nationale (aujourd’hui groupe Herstal), fondé en 1926 sous l’égide de Félix Funken et qui compta jusqu’à cent quatre-vingts graveurs à la fin des années 1960, a disparu pour laisser la place au Custom Shop de Browning, qui emploie… trois graveurs, certes travaillant au burin et au marteau de la manière la plus traditionnelle. La plupart des fabricants d’armes liégeois ont disparu, seule la maison Lebeau-Courally subsiste. Parallèlement, deux graveurs belges indépendants ont acquis une renommée internationale : Philippe Grifnée, disparu en 2012, et Alain Lovenberg. L’un comme l’autre ont d’abord travaillé pour des armuriers liégeois avant d’oeuvrer pour les plus grandes maisons anglaises et, tant leur réputation devint grande, d’animer des master class aux Etats-Unis. La Belgique est l’un des rares pays dotés d’une école dédiée à l’enseignement des métiers de l’armurerie. Fondée en 1897, l’école de Liège jouit d’une renommée internationale et accueille des élèves du monde entier. Dans les pays où ces formations n’existent pas ou plus, les graveurs se forment chez un maître. En France, bien que Christian Freycon (1931-1994), au talent unique et inégalé, ait remis à l’honneur une gravure de haut niveau, les artisans ont du mal à sortir du cadre local, cela en dépit de la qualité de leurs travaux, faute notamment d’une production nationale d’armes fines suffisante. L’Allemagne et l’Autriche entretiennent un style traditionnel caractéristique : ciselure, gravure en relief, ornements végétaux, sculpture du bois. En Autriche, les armuriers de Ferlach se sont organisés en coopérative, et la ville possède également une école renommée. Il y a désormais aussi une école à Suhl, en Allemagne. L’Angleterre peut s’appuyer sur sa prestigieuse tradition en matière d’armes de grand luxe. Si la gravure rose and scroll figure encore dans les catalogues des fabricants, les Britanniques n’en ont pas moins été influencés eux aussi par la technique italienne. La Grande-Bretagne compte quelques graveurs de premier plan, tels Philip Coggan qui excelle dans le rendu des personnages, Kenneth Hunt, secondé par son fils Marcus et renommé pour sa maîtrise du haut relief et de l’incrustation, les frères Alan et Paul Brown. La mode y est aussi aux chimères, en fond creux et légèrement modelées. Il faut enfin saluer le dynamisme des graveurs américains, autodidactes pour la plupart et capables d’une grande diversité de styles : gravures selon le modèle américain traditionnel, styles germaniques ou victoriens, influ - ences italiennes… Les Américains considèrent leurs travaux comme une synthèse du meilleur des styles internationaux et les échanges sur les forums sont chez eux particulièrement actifs. Au cours des cinquante dernières années, on a donc assisté à un renouveau de la gravure sur armes qui tend à être de plus en plus considérée et appréciée comme un art – certes appliqué – à part entière. Autre évolution, les clients nantis traitent le plus souvent directement avec les grands maîtres, dont les listes d’attente peuvent atteindre plusieurs années. Alors que les graveurs étaient autrefois considérés comme des tâcherons anonymes, les maîtres d’aujourd’hui ont acquis un statut de vedette, une arme gravée par leurs soins acquérant une plus- value immédiate et l’aura d’une pièce de collection. La relève mérite bien sûr d’être assurée, mais il y a malheureusement beaucoup d’appelés et peu d’élus. On dit que le « savoir-faire » des machines est encore appelé à progresser et, déjà, il n’est de places que pour les plus grands talents.