La platine de Beesley
La gloire éternelle de Purdey
La gloire éternelle de Purdey
En vendant, pour 35 livres en 1880, une mécanique de son invention, Frederick Beesley fit le succès et la gloire de Purdey. Pour lui, il reste une place éternelle au panthéon des grands armuriers et le mérite d’une mécanique de génie. En voici l’histoire.
Comme la plupart des produits manufacturés, bien des armes à feu et munitions ont été développées au fil d’un long processus. Un fabricant invente un système, un autre l’améliore, un troisième en propose une nouvelle approche, un quatrième lui donne une forme esthétique différente, etc. Dans l’univers des armes fines, tel fut le destin de la platine Holland & Holland, de l’éjecteur Perkes, de la monodétente ou de la cartouche autonome. Mais de temps en temps, l’histoire de l’armurerie voit naître des créations complètement à part, ne ressemblant à rien de connu, que nul indice n’annonçait. La platine de Frederick Beesley est de celles-là, elle en est même l’incarnation ultime. « Entièrement différente » , c’est le commentaire qu’en faisait Beesley lui-même. Il avait raison. Sa platine n’était pas seulement la première dans laquelle les chiens étaient armés par les ressorts plutôt que par un levier, elle était aussi la première à être dotée d’un self-opening intégré en tant que partie prenante du mécanisme. Mais laissons pour le moment la description de cette invention pour s’attarder un instant sur l’histoire de son créateur, celui qui était déjà une légende de son vivant. Un personnage connu comme « l’inventeur des armuriers de Londres ».
Une offre en exclusivité
En 1861, Frederick Beesley quitte à l’âge de 15 ans la ferme familiale de l’Oxfordshire pour Londres, où il devient apprenti chez l’ancien crossier de Joseph Manton, William Moore. Sept ans plus tard, son apprentissage achevé, il travaille pour quelques armuriers londoniens pendant un an ou deux avant de rejoindre Purdey, où il demeure jusqu’à la création de sa propre affaire, en 1879. Les débuts sont difficiles. Beesley se trouve a court d’argent, ce qui l’in-
cite à proposer à son ancien em - ployeur l’achat d’une bascule hammerless qu’il vient d’inventer. Voici ce qu’il écrit dans le courrier présentant cette proposition à James Purdey le Jeune daté du 18 décembre 1879 : « Venant d’inventer une bascule sans chiens extérieurs dont je crois qu’elle est égale, sinon supérieure, à tout ce qui a été fabriqué jusqu’ici, je suis désireux de céder mes droits sur celle-ci. Cette bascule est basée sur un principe entièrement différent de tous ceux qui sont commercialisés et possède aussi l’avantage particulier de pouvoir être adaptée sur n’importe quelle arme plus ancienne pour la transformer à peu de frais en arme à marteaux intérieurs. Je vous propose cette bascule avant d’en parler à qui que ce soit d’autre dans la profession et serais heureux d’être reçu par vous, si vous jugez cette invention digne de votre attention, pour vous présenter une conversion fonctionnelle. » Purdey avait déjà construit quelques armes hammerless sur le principe Anson & Deeley et à partir du brevet de Gibbs & Pitt, mais il voit tout de suite en la bascule Beesley l’occasion d’acquérir une mécanique qui lui serait propre, qui ne ressemblerait à rien d’autre sur le marché. Outre les qualités intrinsèques, l’aspect soigné et gracieux des platines et de la bascule joua sans doute un rôle important dans la réponse du fabricant. A cet égard, cette mécanique était certainement en avance sur la plupart de ses contemporaines. Le brevet n° 31 est vendu à James Purdey le Jeune en juillet 1880, pour 35 livres. Le contrat confère à la fir- me l’usage exclusif pour les quatorze années suivantes, délai de la protection du brevet avant qu’il ne tombe dans le domaine public. La première arme dotée du nouveau système est fabriquée cette même année et nul juxtaposé construit selon une autre conception n’est sorti des ateliers Purdey depuis, si on exclut les grades inférieurs, qui étaient sous-traités.
Le prix d’un envol
L’invention va être décisive pour l’hégémonie des armes produites par Purdey. Elle assurera même la survie de la firme, « sécurisera sa position plus fermement » , écrit Geoffrey Boothroyd ( The shotgun). La somme payée en échange peut laisser penser que Purdey le Jeune fut l’unique gagnant de ce marché. Telle n’est pas tout à fait la vérité. La transaction permit non seulement à Beesley de résoudre ses problèmes immédiats de trésorerie, mais aussi d’installer son atelier à une adresse prestigieuse, au 3, rue Saint-James, près du coeur du quartier londonien des armuriers. Surtout, elle lui donna la liberté nécessaire pour se concentrer sur d’au-
tres inventions qui, deux décennies plus tard, feront dire à TeasdaleBuckell, rédacteur en chef du magazine Land and Water de 1885 à 1899, que William Palmer Jones était le plus grand inventeur dans le domaine des armes à feu à Birmingham et que Frederick Beesley occupait une place similaire à Londres. A la mort de l’armurier, en 1928, vingt-cinq brevets portaient sa signature. Certes, le plus connu et le plus important d’entre eux reste le premier, le n° 31, celui de la « bascule hammerless à ouverture automatique », celui qui inscrira éternellement le nom Beesley dans l’histoire de l’armurerie. « Le fusil de Purdey, tout en appartenant à la catégorie des hammer- less avec platine, est d’une grande originalité de conception » , observe Ferdinand Courally ( Les Armes de chasse et leur tir). En effet, mécaniquement, le brevet n° 31 inaugure une nouvelle catégorie de bascules, celles à « armement par ressorts » ( spring- cocked), où une partie de l’énergie stockée dans le ressort principal est utilisée pour armer les platines. Deux ans plus tôt, Henry Tolley avait déposé un brevet (n° 461) pour une bascule faite sur un concept similaire, à la différence près qu’elle était à chiens extérieurs ( hammergun). Beesley est bien le premier à appliquer le principe à une arme hammerless. Pour apprécier tout le caractère innovant du système, il faut se souvenir que l’appro che standard de l’époque, tou jours en vigueur au - jourd’hui, était d’utiliser un levier pour armer les chiens lorsque l’arme est ouverte. Le ressort principal du mécanisme possède alors une branche fixe servant de point d’ancrage à partir duquel l’autre branche fait tout le travail. Cela signifie que le ressort peut dépenser de l’énergie dans une seule direction. Le système Beesley fonctionne à l’inverse, le mécanisme est armé lorsque le fusil est fermé. En outre, les deux pièces du ressort jouent un rôle actif. Comme il le racontera plus tard, Beesley s’est inspiré de la platine dite à rebondissant brevetée en 1867 par John Stanton ( brevet n° 367), un platineur londonien de grande réputation. Ce dernier avait démontré que le grand ressort en V peut avoir plus d’une fonction dans un mécanisme. Selon sa conception, la branche supérieure propulse le chien vers l’avant et la branche inférieure le renvoie à sa position de demiarmé évitant l’enclouage des amorces. Dans ce transfert de la tension d’une branche à l’autre et vice versa, Beesley a vu la base d’une conception qui allait devenir « l’une des plus célèbres bascules de tous les temps et la plus constamment recherchée dans le monde » (Geoffrey Boothroyd). Deux autres systèmes d’armement par ressort brevetés par Beesley ont été associés à de prestigieuses fabrications britanniques : l’un que Beesley breveta conjointement avec James Woodward (n° 2813-1883) et l’autre ( n° 425- 1884) utilisé par Charles Lancaster sur quelquesunes de ses armes, communément appelé le « briseur de poignet » tant il rendait difficile l’armement du fusil à la fermeture.
Une « pile » rechargeable
La mécanique Beesley a été décrite par nombre d’éminents spécialistes. Cependant, à l’exception de Thomas Gough, très peu d’entre eux l’ont vraiment comprise dans sa précision, notamment s’agissant du fonctionnement du grand ressort en V, coeur du système et son principal élément. John Henry Walsh ( The Modern Sportsman’s Gun and Rifle, 1882), William Wellington Greener ( The Gun and Its Development, 1910), Sir Gerald Burrard ( The Modern Shotgun, 1931) et Richard Akehurst ( Game Guns and Rifles, 1969), tous se sont trompés en avançant que l’une des branches du ressort est plus forte que l’autre et que les deux branches agissent indépendamment l’une de l’autre. Deux affirmations mécaniquement impossibles. L’ensemble du ressort travaille en réalité tout le temps, mais il exerce sa force dans différentes directions, suivant la branche qui est bandée. Les deux branches du ressort ap - puient sur le chien, avec des angles qui confèrent un plus grand avantage mécanique à celle du haut. Cette dernière fait tourner le chien en arrière dans la position armée, lorsque le fusil est ouvert. Pendant cette opération, la branche inférieure est tendue. Ensuite, quand la bascule est fermée, une tige engage une came pivotante qui comprime le ressort en forçant la branche supérieure vers le bas, hors de contact avec le chien. La came devient ainsi le point d’ancrage pour le bras supérieur de sorte que le ressort déploie son énergie vers le bas, propulsant le chien en avant lorsque vous appuyez sur la détente. Quand le chien avance, la dernière portion de sa rotation comprime très légèrement le ressort. Quand il revient au repos, le ressort fait tourner le chien légèrement en
arrière. Ainsi la conception Beesley est-elle une véritable platine à rebondissant. L’ensemble foncti - onne en vertu du fait que le mécanisme alterne la branche du ressort qui est bandée et celle pouvant se déplacer et ce faisant dépenser de l’énergie stockée. « De tous les innombrables concepts d’armes à feu hammerless mis en évidence au cours de la dernière partie du siècle dernier [ XIXe siècle], deux, chacun à leur manière, se détachaient au- dessus du reste et ont survécu avec un succès sans précédent. Ce sont le système Anson & Deeley, qui représente la simplicité ultime, et la platine Purdey, qui incarne l’ingéniosité et le raffinement fonctionnel. » Tels sont les propos de Thomas Gough, un ingénieur de formation parfaitement au fait de la mécanique des armes à feu, et inconditionnel de la bascule Beesley. Ingénieuse et fonctionnelle, celle-ci l’est indubitablement. Il est difficile d’imaginer un meilleur système intégrant avec autant de réussite trois fonctions séparées et distinctes : armement, mise à feu et ouverture automatique. Comme une montre suisse, chaque partie des composants remplit une fonction spécifique d’une manière spécifique et avec une absolue précision. Il n’y a aucun gaspillage d’énergie ou de mouvement. Le tout étant actionné par un seul ressort, la source d’énergie qui fait que le reste fonctionne, une sorte de pile mécanique rechargeable en somme.
Un agencement
simple
La cinématique de la platine repose sur l’agencement simple de deux cames et d’une tige. La première came se trouve sur la charnière de la bascule, sa surface supérieure est plane et vient en butée sur la face inférieure des canons. Nous l’appellerons poussoir pour la différencier de la seconde came. Celle-ci est fixée sur le corps de la platine, juste audessus du grand ressort. La tige (ou tringle) coulisse dans un trou foré le long du corps de la bascule. La première figure ci-contre montre la bascule ouverte et le mécanisme armé. Lorsque vous fermez la bascule, le poussoir (A), pivotant sur l’axe de charnière, pousse la tige (B) vers l’arrière contre la came de la platine (C). La came pivote, passant sur un rouleau ( ou galet), et force la branche supérieure du ressort (D) vers le bas et comprime le ressort, comme vous le voyez dans la figure 2. ( Un rouleau sur la branche supérieure, non visible sur l’image, empêche toute friction entre le ressort et la came et assouplit le mouvement.) Lorsque la platine est ar mée, la came sert à ancrer la branche supérieure du ressort. Ainsi, comme vous pouvez l’observez sur la figure 3, lorsque la queue de détente soulève la queue de la gâchette ( G), la branche inférieure ( E) se déploie vers le bas et fait pivoter le chien (F) sur son axe, vers l’avant, contre le percuteur.
Imaginez maintenant la même séquence mais dans le sens inverse, quand vous ouvrez la bascule. De par la façon dont les deux branches du ressort sont en contact avec le chien, celle du haut a le plus grand effet de levier. Dans la séquence d’ouverture et de l’armement, la branche inférieure est donc ancrée et celle du haut agit à la fois contre le chien et la came. Ainsi, à l’ouverture, le ressort fait tourner le chien et force en même temps la came vers le haut. La came pousse la tige en avant, transférant de l’énergie au poussoir, et le poussoir fait pression à son tour contre le plat des canons, ce qui oblige la bascule à s’ouvrir vigoureusement, comme une bouteille de champagne. Indépendamment du fait que l’arme a tiré ou non, la bascule Beesley s’ouvre automatiquement : elle est donc l’une des rares à être une vraie self-opening, le ressort conserve un degré de compression et est libre de fléchir à tout moment quand la bascule est ouverte. Cela signifie aussi que le ressort n’est complètement comprimé que lorsque l’arme est fermée, ce qui réduit le stress sur le ressort et évite d’avoir à démonter le fusil avant le stockage, de percuter à vide ou encore d’utiliser des douilles amortisseurs pour soulager le mécanisme. Il suffit d’ouvrir la bascule et d’enlever les canons pour mettre les ressorts au repos.
Belle et parfaite
Mais au-delà de ses avantages mécaniques, la platine Beesley représente surtout ce que Thomas Gough décrit comme « l’attrait esthétique d’un mécanisme perfectionné, de ceux qui effectuent immédiatement un cycle complet d’opérations à la commande d’une simple pression du doigt. Nul besoin d’être un expert en mécanique pour être sensible à son appel. » Le seul reproche fréquemment adressé à la platine Beesley est de rendre l’arme difficile à fermer, même si cela « disparaît avec un peu d’utilisation et l’acquisition d’un certain talent » ( Thomas Gough). Les personnes pouvant se permettre de posséder un Purdey dans les années 1880-1890 avaient de toute façon des chargeurs à leur disposition. Ajoutons que, au sein de la maison Purdey, le fait ne fut jamais envisagé comme un problème, mais plutôt comme un avantage. Car en raison de cette résistance à la fermeture, les propriétaires ( et chargeurs !) étaient moins enclins à claquer le fusil, évitant de fissurer ou briser la crosse, ce qui arrive avec une bascule classique. La BeesleyPurdey est en quelque sorte son propre amortisseur.
Notons que les gâchettes et les crans de départ ( rampes) de la platine Beesley étant d’une grande force, on considéra dans un premier temps que seule une sécurité automatique fonctionnant sur les détentes était nécessaire. Des gâchettes de sécurité furent toutefois ajoutées plus tard pour renforcer la sécurité.
Les conquêtes de la Beesley
Le système Beesley est certes ingénieux, mais n’est pas le plus simple jamais conçu. Sa fabrication nécessite une main de maître et beaucoup d’expérience. « Les platines Purdey sont des mécanismes sophistiqués, ce qui les rend plus difficiles à fabriquer et plus difficiles à régler, me confiait Richard Barnes, armurier formé chez Purdey. Bien que j’aie fabriqué de nombreux ressorts dans ma carrière, je n’aimerais guère avoir à reproduire un ressort Purdey. Une réalisation demandant au bas mot huit à dix heures de travail. » De plus, aux dires de Ion Clarke, directeur de l’atelier d’usinage chez Purdey, responsable notamment de la conception du calibre .410, la bascule Beesley est particulièrement difficile à réaliser dans les petits calibres. « Vous ne pouvez pas réduire proportionnellement le ressort à l’échelle du calibre. Sa géométrie serait entièrement fausse et il deviendrait trop faible pour faire tout ce qu’on attend de lui. » Au cours des dernières années, quelques artisans ont fabriqué des armes basées sur la mécanique Beesley. Pratiquement tous sont des anciens de Purdey, comme Michael Louca (Watson Bros), Peter Symes et Alex Wright, les deux fondateurs de Symes & Wright, Alan Crewe (exCogswell & Harrison), Peter Chapman ou encore Peter Nelson. Hors des frontières de l’Angleterre, des fabricants belges, comme Francotte ou Thonon, ont relevé le défi, sur des mécaniques réalisées le plus souvent par le platineur Jacquet. En Allemagne, citons Hartmann & Weiss, et, pour l’Espagne, la platine Beesley du Senior, un modèle fabriqué par Aya. Et en France, vous demandez-vous, aucun fabricant ne s’est risqué dans l’aventure? Ils sont rares, mais existent néanmoins, à l’exemple de Constant. Seulement ces fusils furent rares et passèrent souvent inaperçus car fabriqués pour d’autres comme Lien-Chapu-Callens avec, très souvent là encore, une mécanique belge signée Jacquet. Pour autant, l’histoire de Frederick Beesley reste définitivement liée à celle de Purdey. Lui, le fils d’agriculteur de l’Oxfordshire, serait fier d’apprendre que sa grande invention est toujours fabriquée, presque à l’identique de son dessin de brevet, dans les ateliers qui portent le nom de celui qui lui acheta son brevet, il y a de cela cent trente-quatre ans !