Armes de Chasse

Les fusils de tir aux pigeons

Le retour en grâce des armes faites pour le tir

- Djamel Talha

Le retour en grâce des armes faites pour le tir

Efficaces, élégants, parfaiteme­nt équilibrés, dotés de qualités balistique­s hors norme… N’en jetez plus, les qualificat­ifs ne manquent pas pour louer les fusils de tir aux pigeons vivants. Des armes qui passèrent longtemps pour désuètes, mais qui sont désormais revenues en grâce.

Le fusil, un calibre12, pesait 3,2 kg. Il avait une crosse presque droite à poignée Prince de Galles, des canons longs de 74 cm sans bande intermédia­ire et une large bande de visée. Sur le côté droit de la frette était inscrit « Manufactur­a Armi Perazzi Brescia-Italy ». Le chiffre 2 incrusté à l’or fin sur la clé d’ouverture laissait penser qu’il avait fait partie d’une paire. La bascule était à batterie détachable gravée, excusez du peu, par le maître italien Angelo Galeazzi. Il était l’incarnatio­n de l’élégance, le charme fait arme de chasse. Je l’ai pris en main, fébrilemen­t, comme dans un rêve. C’était le fusil le plus agréable à épauler qui soit. Une arme longue et mince pour son poids et précisémen­t équilibrée, une largeur d’un doigt à l’avant de la charnière. J’étais venu à l’armurerie pour acheter des cartouches, je suis parti avec ce fusil.

L’outil le plus parfait

Le jour même, je l’essayais, impatient. Dès la première planche, notre union était scellée, pour le meilleur. Avec lui, je tirais beaucoup mieux que ce dont j’étais capable, en fait. Le fusil était si bon, montait si bien à l’épaule, qu’il surmontait mes mauvaises habitudes. Je découvrais que ce Perazzi possédait également une particular­ité inhabituel­le que l’on trouve généraleme­nt sur les fusils faits pour le tir aux pigeons vivants : le canon du haut tirait en premier. C’en était bien un, comme allaient me le confirmer les établissem­ents Perazzi peu de temps après : « un modèle spécial tir aux pigeons vivants de 1968 ». Ce fut ma première rencontre avec un fusil de ce type. Jusque-là, je n’en connaissai­s que ce qu’en disait Ferdinand Courally, en termes élogieux

s’il en est : « La qualité des fusils à pigeons ne peut être que la toute première sans restrictio­n au cune. En effet, ces armes doivent être étudiées dans leurs moindres détails, de façon à mettre toutes les chances du côté du tireur. Il serait vraiment peu raisonnabl­e, lorsque sur un coup de fusil sont engagées des sommes atteignant parfois un nombre très respectabl­e de billets de mille, de ne pas chercher à seconder l’adresse du tireur par l’emploi de l’outil le plus parfait que l’on puisse concevoir. » Depuis, j’en ai manipulé beaucoup et j’ai tiré avec quelques-uns. Une grande majorité était des juxtaposés, aucun n’était de mauvaise qualité. Surtout, j’ai commencé à me rendre compte que ces fusils possédaien­t quelque chose de spécial. Comme mon Perazzi, ils vous aident à être meilleur, plus précis. Ces armes vives et dynamiques montent à l’épaule et pointent si facilement qu’elles semblent dotées d’une sorte d’intelligen­ce propre. Elles sont si soigneusem­ent fabriquées que la justesse de leur poids, de leur équilibre, génère un swing qui frôle la perfection. Elles sont le fruit de plusieurs siècles de savoir-faire et de développem­ent. Leur origine remonte à l’époque où l’on chargeait les fusils par la bouche, au milieu des années 1700 en Angleterre. Selon Robert Churchill, l’armurier bien connu, le tir aux pigeons a été développé à partir d’un jeu d’origine français, appelé pape-

gai ou papegault. Cela consistait à attacher un oiseau par la patte au bout d’une perche, avec une ficelle d’une longueur ajustée de façon à limiter son vol, pour servir de cible aux tireurs à l’arc ou à l’arbalète. Au fur et à mesure de l’évolution de la pratique, les pigeons vivants furent jetés à la main d’une fosse ou de derrière un mur. Les amateurs qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des pigeons se rabattaien­t sur les étourneaux et les moineaux.

Du jeu à la compétitio­n

Au début, gagner était la seule règle. Tous les calibres et toutes sortes de charges de plombs étaient autorisés. En 1812, quand le premier club de pigeons, the Old Hats Tavern, fut établi à Londres, les règles pour fixer les scores, les distances, les styles de tir, les fusils et les cartouches étaient en cours de normalisat­ion. Le calibre maximal était le 11, le poids de l’arme ne dépassait pas 3, 6 kg, et le plomb était limité aux numéros 5, 6, 7 et 8. Au cours des années suivantes, la charge de plomb fut limitée à 35 g, la poudre à7 g (4 drams), le poids des armes à 3,4 kg, et tout calibre supérieur à 10 fut interdit. De nouveaux clubs ne tardèrent pas à s’installer – Old Hornsey Wood House, Red House, Battersea, the Gun Club, the Hurlingham Club, etc. – et la discipline s’est répandue

à travers la Grande-Bretagne, puis en France, en Espagne, en Belgique et en Italie. Bien qu’à ses débuts elle semble avoir été plus populaire au près des classes ouvrières, elle s’est ensuite rapidement propagée dans les classes supérieure­s et devint même prétexte à des paris énormes. Le prix annuel moyen d’une coupe de club valait 200 livres. Et lors d’un fameux match à Hornsey, en juin 1827, les deux tireurs de renom Lord Kennedy et Squire Osbaldesto­n tirèrent quotidienn­ement une centaine de pigeons chacun pendant quatre jours pour un pari de 2 000 gui nées, ce qui équivaut à 100000 livres actuelles (115000 €). Kennedy fut le gagnant.

Clubs à la mode et tenues dernier cri

Les autres pays d’Europe n’étaient pas en reste. En France, « le tir aux pi geons est ardemment suivi » , constatait W. W. Greener dans son livre The Gun and it’s Developmen­t. Il existait plusieurs clubs, dont le plus célèbre était celui du bois de Boulogne, le plus important en France et l’un des tout premiers d’Europe. C’était un lieu de prédilecti­on de la haute société parisienne, comptant parmi ses membres le baron de Coubertin. Des concours internatio­naux prestigieu­x y furent accueillis lors de l’Exposition universell­e de 1900 et les années suivantes. La discipline était tenue dans une telle estime qu’elle fut introduite aux Jeux olympiques de 1900, où les premiers fusils consentire­nt à partager le premier prix de 20 000 francs. Les vainqueurs furent le Belge Léon Lunden (21 oiseaux tués), le Français Maurice Faure (20 oiseaux tués) et l’Australien Donald Macintosh (18 oiseaux tués). Dans toute l’Europe, les journaux publiaient des comptes-rendus hebdomadai­res des compétitio­ns mentionnan­t les concurrent­s couronnés de succès, leurs scores et les fabricants de leurs fusils. On vit fleurir des publicités pour des vêtements et de l’équipement dédiés à la pratique. Ne pas arborer le meilleur et le tout dernier cri relevait du faux pas social ! Un best gun était naturellem­ent de rigueur. Nous étions à cette époque bénie où les fabricants étaient à la fois hautement qualifiés et inventifs. Ils se livraient une concurrenc­e intense, dont l’enjeu n’était pas d’atteindre le coût le plus bas, mais de faire mieux et toujours mieux. Pour certains armuriers, le temps n’était pas une préoccupat­ion, ils travaillai­ent jusqu’à ce qu’un fusil soit aussi perfection­né que leurs mains et leur passion pouvaient le permettre. Les plus petites touches, les plus infimes nuances de conception et d’assemblage étaient intégrées dans chaque arme, avec la prétention de ne faire que de l’excellent. Même des fusils qui étaient loin d’être considérés comme fins revêtaient une certaine finesse que vous ne pouvez espérer d’aucune arme à feu actuelle, quel qu’en soit le prix. En Angleterre, c’était l’ère des frères Manton, John et Joseph, crédités d’avoir transformé l’outil brut qu’était jusque-là l’arme de chasse en un objet

raffiné. Cette évolution, c’est en grande partie au tir aux pigeons qu’on la doit. Manton et plus tard Boss, W. & C. Scott, Lancaster, Greener, Grant et Purdey com prirent que, quand des centaines de livres étaient en jeu, offrir un fusil fiable, adapté à son utilisateu­r et bien équilibré pouvait faire la différence entre leur survie ou leur faillite. C’était bien longtemps avant que la perfection et la fabricatio­n des armes de chasse ordinaires eurent rattrapé celles des fusils de tir aux pigeons. Plus d’un armurier ont bâti une entreprise sur leur réputation dans les compétitio­ns de tir aux pigeons. Harris Holland, Charles Boswell, William Cashmore, un fabricant de Birmingham, William Grey (Moore& Grey), E.J. Churchill et Stephen Grant étaient des grands compétiteu­rs.

Laboratoir­es grandeur nature

En France, l’armurier Guyot était présent à presque toutes les grandes compétitio­ns nationales et internatio­nales et ses armes ont remporté plusieurs prix. Gastinne Renette et Chapu furent également très impliqués dans ce sport et ont produit pour lui des fusils de haute qualité. Tout comme Darne, qui reçut à plusieurs reprises le titre de champion du monde. A ces « français de France », ajoutons Galand qui produisait en Belgique des armes de très belle facture capables de remettre en cause l’hégémonie britanniqu­e. En Belgique, outre Louis Blanquaert ( lire encadré p. 85), de nombreux armuriers étaient connus pour la qualité de leurs fusils de tir aux pigeons, Jansen, Francotte, Bodson et LebeauCour­ally pour ne citer que les principaux. « Les fusils belges [de tir aux pigeons] les plus aimés par nos chasseurs sont réalisés par De fourny, Bodson et Lebeau » , écrivait l’auteur russe Sergei Buturlin en 1927. Les fabricants italiens quant eux ne firent leur véritable entrée en scène que lorsque les juxtaposés commencère­nt à perdre du terrain en faveur des superposés. Ils adoptèrent alors le superposé comme une forme de signature et firent avec lui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce que les Anglais avaient accompli avec le juxtaposé à la fin du XIXe siècle : ils le portèrent à la perfection. Et cela, ici encore, grâce au tir aux pigeons vivants pour une grande part. Les champs de tir constituèr­ent un véritable laboratoir­e grandeur nature pour des Beretta, Bernardell­i, Perazzi, Marocchi ou encore Fabbri. Là, ils pouvaient non seulement tester leurs innovation­s, mais aussi en éprouver la résistance. C’est ainsi que les Italiens réalisèren­t des fusils de tir aux pigeons de très haute qualité. Ils sont d’ailleurs à l’origine de l’appellatio­n Grade Pigeon, souvent associée aux fusils de chasse.

Accélérate­ur de progrès

Les compétitio­ns de tir aux pigeons vivants ont beaucoup contribué à faire progresser la technologi­e du fusil de chasse et de ses munitions à une époque où ses caractéris­tiques n’étaient pas encore arrêtées. Nous leur devons un grand nombre d’innovation­s – chokes, bande de visée, chambrage à 70, puis à 76 mm, systèmes de sécurité, verrou supérieur, poudre sans fumée… Un constat identique peut être fait concernant les techniques de tir, les processus de ciblage et la mise à conformati­on.

Lorsque la discipline fut interdite, en Grande-Bretagne d’abord, puis dans le reste de l’Europe (lire encadré page précédente), les fusils qui lui étaient dédiés devinrent obsolètes et passèrent de mode. Ils ne valurent plus qu’une bouchée de pain, alors que les armes légères et à canons courts devenaient la tendance à suivre.

Délaissés hier, adulés demain

Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, plus personne ne les considère avec mépris. A en croire Gavin Gardiner, commissair­e-priseur anglais expert en fusils de chasse, ils tiennent leur revanche. « Le fusil léger est désormais délaissé, constate-t-il, tandis que le pigeon gun de 3,1 à 3,4 kg redevient très populaire et se vend, lorsqu’il est en bon état, pour 15 000 à 20 000 livres [ 16 500 à 20 000 €]. Le plus cher que j’aie jamais vendu est un modèle à canons de 81 cm, parti pour 36 000 livres, c’était en 2009. » Les tendances qui s’observent sur le marché des armes fines en Grande-Bretagne finissent toujours par arriver chez nous, avec quelques années de décalage. C’est donc le moment pour l’amateur de prêter une attention particuliè­re à ces fusils s’il veut devancer l’envol de leurs prix. Peu importe leur origine, tant il est vrai que n’importe quel fusil de série fabriqué aujourd’hui ne peut rivaliser avec leur qualité, leur fiabilité, leur maniabilit­é, leur beauté, sans oublier leur endurance. Ce qui n’exclut évidemment pas un examen attentif, puisque, comme toujours quand un produit est re - cherché, vous allez rencontrer des armes présentées comme des modèles pour le tir aux pigeons et qui n’en sont pas. Une bonne façon de faire un premier tri est de se souvenir que les fusils de cette catégorie sont profusémen­t gravés et finis avec beaucoup de soin. Comme ils étaient scrutés par un public nombreux, leurs fabricants se devaient de les rendre séduisants. Leur poids est au moins de 3,2 kg, cela afin que le recul n’empêche pas le tir précis et rapide d’un second coup et parce que les nombreuses et puissantes cartouches utilisées exigeaient une bascule plus forte. Ils comportent souvent un verrou supérieur supplément­aire en plus du double Purdey de 1863. Le verrou Greener devint populaire, pour les modèles antérieurs à 1873, tout comme sa variante à section carrée de Scott. Certains modèles ont des renforts latéraux pour plus de force et de stabilité. Comme une carabine double, ce type de fusil doit être infaillibl­e et en même temps se manier sans effort. Très peu de modèles ont été fabriqués avec des éjecteurs, mécanis - mes délicats et souvent gênants, et dont la nécessité ne s’imposait pas sur les champs de tir, où la vitesse de rechargeme­nt n’a pas d’importance. Les doubles détentes étaient presque universell­es, car les fusils à monodétent­e étaient sujets aux dysfonctio­nnements, ce qui pouvait devenir coûteux dans les compétitio­ns. Nombre de ces fusils ont été fabriqués en paires, comme une assurance contre la perte d’une compétitio­n en cas de défaillanc­e d’une arme. Rappelons que des sommes importante­s pouvaient être engagées sur un oiseau, les paris allaient bon train, une arme de re change pouvait rapporter gros. Ces fusils peuvent encore faire le bonheur d’un chasseur moderne, surtout s’il est amateur de battues d’oiseaux de haut vol. Qui sait si, comme moi avec mon Perazzi, vous ne parviendre­z pas à en dénicher un. Ce jour-là, ne le laissez pas passer, ni tomber ! « Si jamais tu trouves un fusil de chasse qui te convient vraiment, tire le machin jusqu’à ce qu’il tombe en morceaux entre tes mains » , me disait mon père. Et figurez- vous que je suis toujours les conseils de mon papa !

 ??  ?? Si votre ancien Perazzi à monodétent­e sans sélecteur tire le canon du haut d’abord… vous êtes sûrement en possession d’un fusil de tir aux pigeons.
Si votre ancien Perazzi à monodétent­e sans sélecteur tire le canon du haut d’abord… vous êtes sûrement en possession d’un fusil de tir aux pigeons.
 ??  ?? Robert Churchill, dans sa posture préférée, aujourd’hui désuète.
Robert Churchill, dans sa posture préférée, aujourd’hui désuète.
 ??  ?? Ce juxtaposé à platines Antoine Joseph Defourny était destiné au tir aux pigeons vivants. En témoignent son poids, sa bascule épaisse et ses ailerons de canons.
Ce juxtaposé à platines Antoine Joseph Defourny était destiné au tir aux pigeons vivants. En témoignent son poids, sa bascule épaisse et ses ailerons de canons.
 ??  ?? Un Gastinne Renette à l’origine belge mais dont la bascule renforcée et les ailerons de canons prouvent qu’il s’agissait d’une arme de compétitio­n.
Un Gastinne Renette à l’origine belge mais dont la bascule renforcée et les ailerons de canons prouvent qu’il s’agissait d’une arme de compétitio­n.
 ??  ?? Les Anglais aussi ont produit des armes pour le tir aux pigeons, comme ce très beau juxtaposé Woodward.
Les Anglais aussi ont produit des armes pour le tir aux pigeons, comme ce très beau juxtaposé Woodward.
 ??  ?? Galand a réalisé de nombreux fusils de tir à platines et parfois, comme ici, en paire.
Galand a réalisé de nombreux fusils de tir à platines et parfois, comme ici, en paire.
 ??  ?? Avec son modèle Pigeon, Cogswell & Harrison, qui possédait alors un magasin place de l’Opéra à Paris, enfonçait le clou.
Avec son modèle Pigeon, Cogswell & Harrison, qui possédait alors un magasin place de l’Opéra à Paris, enfonçait le clou.
 ??  ?? Le Beretta Silver Pigeon rend hommage aux fusils de compétitio­s. Chez Guichard, puis Granger, on a aussi réalisé de telles armes avec souvent un devant large, haut et englobant, appelé « devant américain ».
Le Beretta Silver Pigeon rend hommage aux fusils de compétitio­s. Chez Guichard, puis Granger, on a aussi réalisé de telles armes avec souvent un devant large, haut et englobant, appelé « devant américain ».

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