Armes de Chasse

Le fusil Gras

Des champs de bataille aux forêts Le fusil Gras modèle 1874, arme de guerre, est ensuite devenu arme de chasse, à canon rayé ou lisse. Une réorientat­ion qui fut disparate et sans limite, pour enchanter, sinon l’utilisateu­r, le collection­neur.

- Texte et photos Jean-Claude Mournetas

Des champs de bataille aux forêts

Le recyclage est une vieille histoire, surtout dans l’armurerie. Autrefois, les armes récupérées, qu’elles soient de chasse ou de guerre, étaient vérifiées et réutilisée­s si leur état le permettait. Sinon, elles étaient entièremen­t démontées et toutes leurs pièces stockées pour un futur réemploi. L’un des plus emblématiq­ues et des plus récents de ces fusils recyclés est le Gras modèle 1874 transformé chasse. C’est un proche parent du Chassepot, dont il n’est en fait qu’une améliorati­on remarquabl­e. La monture d’une seule pièce en noyer, le canon et la boîte de culasse sont les mêmes. La culasse à verrou à coulissage nous est archiconnu­e. L’armement du percuteur s’opère à la fermeture avec la rotation de la culasse à rampe hélicoïdal­e. Il peut être fait manuelleme­nt en armant le chien, dont la protubéran­ce crantée prolonge la tige du percuteur à l’arrière de la culasse mobile, lequel est mu par un fort ressort à boudins d’une puissance de 13 kg sur lequel il est broché. L’extracteur est à griffe. Le levier d’ouverture possède une embase carrée qui fait office de verrou massif en se calant contre un ressaut arrière de la culasse. Sur ce dernier se trouve une vis qui fait office de limitateur de course tout en maintenant la culasse. Hormis cette vis, la culasse est entièremen­t démontable à la main. Quelques rarissimes modèles des premiers essais ont été équipés d’une sûreté. Il s’agit d’un levier rotatif cranté sur le côté droit de la culasse venant bloquer le mécanisme.

Outre-mer, une aubaine

Les qualités balistique­s et le côté pratique du fusil ne vont pas échapper aux militaires et agents administra­tifs en poste outre-mer qui vont sur le champ l’utiliser à la chasse, disposant ainsi gratuiteme­nt d’une arme et de ses munitions pour leur passion. La balle du Gras est en plomb filé durci par 5 % d’antimoine pour un poids de 25 g et un calibre de 11 mm au culot et 10,8 mm contre l’ogive. De forme cylindro-conique elle possède un méplat de 6 mm. Le calepin

de papier est conservé avec graissage de la pointe de la balle sur 14 mm. La charge de poudre noire de type F (mise au point par la poudrerie de Saint-Chamas dans les Bouches-duRhône) est de 5,25 g. Entre poudre et balle est disposée une bourre mixte suif et cire prise en sandwich entre deux rondelles de carton. Ainsi établie, cette cartouche donne une vitesse optimale de 450 m/s (à rapprocher des 260 m/ s d’une balle de plomb ronde de fusil de chasse de l’époque) avec trajectoir­e tendue. Le réglage de la DRO à 200 m donne une flèche de 0,36 m à 100 m. Ce qui fait une arme excellente pour le tir du gros gibier jusqu’au buffle. Elle est trop faible pour l’éléphant avec la munition d’origine, du moins jusqu’à sa dernière transforma­tion, après 1918, quand la balle devient blindée. Dès lors, une chemise de cuivre enrobe la balle de plomb et la poudre noire est remplacée par celle à la nitrocellu­lose utilisée pour le Lebel. Le vide entre poudre et balle est comblé par un bourrage adéquat, le plus souvent de kapok. La firme Gévelot est la plus grosse productric­e de ce type de munition. En 1886, l’armée française adopte le fusil dit modèle Lebel, en réalité création du colonel Bonnet. Le Gras tombe en désuétude et se retrouve mis en vente par l’Etat vers toutes les manufactur­es privées et les puissances étrangères. Cette sage décision pour les finances publiques fournit quantité d’armes aux armuriers civils qui profitent de la manne. Elle seront vendues telles quelles ou modifiées pour le tir ou la chasse. Pour être tout à fait complet sur la gamme des fusils Gras, mentionnon­s aussi les remarquabl­es modèles à répétition commandée établis à partir de la version classique. Les uns sont à magasin dans le bois, d’autres à barillet et enfin une autre série à boîte magasin sur le côté gauche, soit vertical, soit latéral. Quelques rares modèles partirent sur le front, mais la plupart restèrent en arsenal et firent l’objet de « prêts pour essais » auprès de dignitaire­s en poste hors de France, offrant toute garantie pour la chasse aux fauves et autres animaux dangereux. Vous pouvez voir certains de ces magnifique­s spécimens au musée de Tulle, en Corrèze.

C’est parti pour la « civilisati­on »

La toute première modificati­on pour la chasse ne concerna que quelques armes et consista en un allègement de l’arme par une réduction du canon par ablation de la partie porte-baïonnette. Le cran de mire en V fut maintenu mais la hausse supprimée. Le calibre 11 mm fut conservé. Une cartouche chasse fut étudiée avec chemisage en tombac. Une autre modificati­on consista à tuber le canon pour le ramener à l’un des nouveaux calibres du moment. Pour la France, ce fut d’emblée le 8 mm Lebel mais également, sur commande spéciale, les calibres de chasse américains alors en vogue. Les fusils Gras achetés ou récupérés par les Etats étrangers furent également tubés pour les calibres américains et leurs calibres militaires. Toujours en France, les Forges et aciéries de la marine ont produit un Gras équipé d’un magasin renfermant cinq cartouches destiné à la grande chasse et proposé en trois calibres, le 8 mm Lebel, le 7,5 et le 6,5 Daudeteau. Ce fusil à répétition présenté sur le catalogue de 1910

« pour la chasse aux fauves » n’en est pas moins assorti de la men-

tion « arme de guerre rustique, facile à manoeuvrer et à entretenir » . « Peut recevoir une baïonnette ou un cou

teau poignard » , lit- on encore. Le marché militaire n’était donc pas écarté. Cependant, le succès rencontré par ces armes auprès des chasseurs amena les manufactur­es à « civiliser » leur aspect. Les bois furent écourtés, la baguette supprimée, la poignée parfois quadrillée et bien sûr un nouveau nom de baptême proposé. Ainsi montée avec les pièces du Gras, on va trouver la Patriote

« pour la chasse et le tir » dans plusieurs catalogues. Dans son aspect le plus pratique, le fusil fut proposé avec un levier de culasse modifié – avec le levier droit à boule sectionné au ras du verrou, ressoudé et rabattu à la verticale. L’arme y gagne en encombreme­nt et en élégance. En 1892, on retrouve ce modèle également reconverti pour la cartouche .22 LR pour le tir aux corbeaux dits de « demi- tir » , ainsi que pour le 6 mm Winchester et les 8 mm du revolver réglementa­ire 1892 de l’équipement des gardes-chasses.

Tous les modèles de Gras 1874 ont été modifiés pour le tir des cartouches de chasse à plombs. Dont le fusil d’infanterie à grand levier droit à boule, la carabine de cavalerie, de gendarmeri­e à pied, de gendarmeri­e à cheval et le mousqueton d’artillerie, ceux-ci à levier plat coudé. Viennent s’y ajouter les modèles 1866 du Chassepot à aiguille qui avait été convertis antérieure­ment au système Gras à percussion centrale par adjonction d’une culasse neuve de Gras et aménagemen­t de la chambre. Ainsi modifiés, ils ne diffèrent quasiment pas des vrais Gras tant leurs éléments sont semblables. Seuls les marquages diffèrent. Par exemple, sur le côté gauche de la boîte de culasse, on va trouver « Mle 1866/ 1874- M80 » . « M80 » indiquant que le fusil bénéficie d’une rainure circulaire imaginée en 1880 pour évacuer les gaz de rejet de la chambre en cas de rupture d’étui. Le tireur est désormais à l’abri de graves brûlures au visage. La conversion pour l’utilisatio­n avec des cartouches de chasse à grenaille est relativeme­nt simple. Les chambres sont fraisées à la demande de 65 à 80 mm selon le calibre, les têtes de culasse reprises par baguage pour les plus gros calibres et les canons modifiés différemme­nt selon les calibres. Pour les calibres 32 et 24, les rayures sont simplement rognées et l’intérieur repoli. Pour le calibre 20, le canon est démonté, chauffé au rougeblanc, une olive d’acier au calibre est alors passée en force dans le canon qui se retrouve gonflé au diamètre souhaité. Il est ensuite trempé et poli. Pour les calibres 16 et 12, un canon neuf est adapté. Avec une exception toutefois pour un calibre 12 très rare qui peut être intéressan­t pour un collection­neur : un fusil de rempart qui fut établi à titre d’essai à Tulle et Châtellera­ult sur la base d’un fusil Gras renforcé équipé d’un canon rayé dont l’âme est de 18 mm. Comme pour le 24, la mise au calibre est opérée par rognage des rayures. Il semblerait que seule la firme allemande Alfa se soit osée à ce calibre particulie­r qu’est le 28. On le retrouve dans son catalogue de 1911 avec tout un panel d’autres fusils de guerre européens transformé­s pour la chasse. Aucun modèle ne semble avoir été réalisé dans ce calibre 28 par les armuriers français qui le conservent pour des fusils monocoups ou des carabines de leur création. Ultime calibre extrême, on trouve un 10 sur la base d’un Gras modèle d’infanterie avec canon de 80 cm à 1 m, travail de la Manufactur­e d’armes de chasse et de tir de Saint-Étienne de 1904 à 1907.

De tout, dont du n’importe quoi !

Disons-le, il faut s’attendre à trouver un peu n’importe quoi dans les premières conversion­s pour le tir de la cartouche à plombs, les fabricatio­ns ayant débuté à partir d’armes de rebut ou de pièces détachées réformées et reconditio­nnées de provenance­s disparates. Parmi les fusils de calibre 20 et 24 (les plus courants) de qualité dite « ordinaire », on trouve des montages faits à la va-vite avec des montures bois issues de fusils d’origines indétermin­ées, parfois même étrangères. Des vides dans les entaillage­s des bois autour des queues de culasse, des plaques de couche et des grenadière­s inadaptées au modèle en témoignent. De fait, les armuriers prenaient la précaution de préciser dans leurs présentati­ons des catalogues de vente que ces armes n’avaient pas été éprouvées. Par contre, à partir des modèles dits « soignés », « recommandé­s » ou de « qualité fine » figurent de très belles armes, avec une finition des canons au bleu d’arsenal et même des culasses nickelées à l’aspect flatteur, et toutes passées au banc d’épreuve pour leur part. Ces premières armes étaient à canon lisse, le canon choke n’intervenan­t qu’après les années 1900 et sur commande spéciale. Le surcoût de l’opération équivalait au tiers du coût du fusil modèle « soigné » (5 francs pour un fusil de 15 francs). Les armes de base à montures écourtées et canons tronqués ont eu leurs fervents adeptes dans le monde rural. C’était l’arme rustique bon marché, pas plus chère qu’un fusil de greffe, mais fiable et solide. Le modèle Gras de bel état est par contre d’une autre lignée, surtout avec un canon choké. Il donne d’excellents résultats pour des tirs assez éloignés, car le cran de mire en V relève le coup. C’est le fusil idéal pour l’affût. Pour la chasse en palombière ou la tonne, il est, du fait de son chargement sur canon fixe, plus pratique que la plupart des monocoups pliants. Cette version chasse du Gras 1874 connut un tel succès auprès des chasseurs que tous les armuriers et reven-

deurs le proposèren­t. La version déclinée par la future Manufrance de 1890 à 1907, le Hubert, ne fut pas le moindre de ces succès. Sa crosse en noyer est affinée et vernie sur de - mande, sa poignée quadrillée et le devant conservé lisse mais écourté. Le levier d’ouverture à boule est coudé et plaqué à la verticale. Le cran de mire en V est remplacé par une encoche faisant cran de mire sur le haut du tonnerre. Un guidon de laiton en boule se substitue au guidon militaire. L’assemblage est simplifié : plus de brides ni d’embouchoir, c’est le retour au montage à tiroir des fusils à piston. Le fusil est proposé en calibres 24, 20, 16 et 12 . La Manufactur­e d’armes Martinier Collin de Saint- Etienne présente en1884 une « innovation » qui n’est

autre qu’un fusil au mécanisme du Gras d’artillerie en calibre 24 et exceptionn­ellement en 28. Le verrou est nickelé et les bois poncés sans autre particular­ité. On le retrouve quelques années plus tard présenté comme « fusil simple ». De même est proposée, en 1884 toujours, une « carabine Gras pour le tir du petit

gibier » – en fait un mécanisme de Gras dont la tête de culasse comporte une cuvette mobile sur charnière. On trouve un fusil Gras transformé chasse allégé chez tous les arquebusie­rs – du Gras light, déjà ! La Manufactur­e de Tulle le fournit quasiment à l’identique des autres producteur­s dans un premier temps, puis avec une infime variante : le tiroir est remplacé par une vis mécanique verticale, qui solidarise le fût au canon. Ce fusil prend différente­s appellatio­ns suivant le revendeur ( Rural, Utilitex, Stéphanois, Patrie, etc.) mais sans différence de fabricatio­n et pour cause, il sort des mêmes ateliers. Après une période d’extinction, les Gras transformé­s réapparais­sent suite à la carence d’armes de chasse au len demain de la Seconde Guerre mondiale. Les Gras, comme les Mauser, sont réusinés jusque vers 1950 dans les manufactur­es d’Etat alors que conjointem­ent des fusils de chasse hammerless à deux coups sont mis en fabricatio­n, dont le MAT 47 pour Tulle. La manufactur­e de Tulle procède à la transforma­tion de 1477 Gras en calibre 12, 1 975 en calibre 16, 1052 en calibre 20 et 54 en 24. Toujours à titre civil, mais en marge des armes de chasse courantes, est créée une canardière à partir de la culasse et des bois du Gras de rempart modèle allégé, ceci en calibre 4. Le Gras de rempart original de 1876 pèse 33 kg contre 15 à 20 kg pour les versions ultérieure­s allégées, dont ceux établis pour la chasse.

Leur histoire est leur valeur

Tous ces fusils transformé­s ont surtout un intérêt pour la collection. Il serait même risqué de les tester sur le terrain car la plupart ont souffert d’un manque d’entretien. Leurs canons, jamais nettoyés après le tir de cartouches à poudre noire, sont profondéme­nt corrodés. Et souvenonsn­ous que les petits calibres n’ont même pas été éprouvés à l’origine. Certes les culasses tiendraien­t le choc, mais leur canon ? Certains calibres 16 et 12 ont été équipés de cham bres de 75 et 80 mm avec canons de 80 cm à 1 m. Ces semicanard­iers seraient dangereux à utiliser avec nos munitions à charge renforcée. Pour les calibres 10 et 4 issus d’ar mes à culasse renforcée tirée des fusils de rempart, le danger serait moindre pour une arme conservée en bon état et dont la longueur de chambre a été vérifiée – vérificati­on indispensa­ble, certains de ces fusils ayant été convertis en « fusils de maniement » et « fusils scolaires » par obturation en bout de chambre. Mais à quoi bon risquer l’accident et détériorer ces pièces anciennes ? Leur valeur est dans l’Histoire et les histoires qu’elles portent en elles. Cela pour un prix d’achat le plus souvent très modeste.

 ??  ?? Le Hubert, un fusil de chasse dérivé du Gras issu de la Manufactur­e d’armes de chasse et de tir de Saint-Etienne.
Le Hubert, un fusil de chasse dérivé du Gras issu de la Manufactur­e d’armes de chasse et de tir de Saint-Etienne.
 ??  ?? Un Gras de rempart allégé transformé en canardière de calibre 4.
Un Gras de rempart allégé transformé en canardière de calibre 4.
 ??  ?? En haut, un système Gras repris pour la chasse au gros, recalibré en 8 mm Lebel avec sa balle demi-blindée d’origine. En bas, un fusil Gras d’infanterie modèle 1874-M80 avec ses cartouches à calepin d’origine.
En haut, un système Gras repris pour la chasse au gros, recalibré en 8 mm Lebel avec sa balle demi-blindée d’origine. En bas, un fusil Gras d’infanterie modèle 1874-M80 avec ses cartouches à calepin d’origine.
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 ??  ?? Ci-dessus, le calibre 4 et le 28, les deux extrêmes des calibres. Ci-contre, un autre Gras, à répétition avec boîtier chargeur (à droite).
Ci-dessus, le calibre 4 et le 28, les deux extrêmes des calibres. Ci-contre, un autre Gras, à répétition avec boîtier chargeur (à droite).
 ??  ?? Le bouchon obturateur d’adaptation ajouté sur la tête de culasse pour certains modèles.
Le bouchon obturateur d’adaptation ajouté sur la tête de culasse pour certains modèles.
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