Armes de Chasse

Le fusil de chasse Speemann

Une oeuvre signée mais un artisan armurier quasi inconnu

- Texte et photos Jean-Claude Mournetas

Une oeuvre signée mais un artisan armurier quasi inconnu

Ne pouvoir identifier un beau fusil de chasse est frustrant, mais trouver une signature sans pouvoir en savoir plus est rageant. C’est ce qu’il nous est arrivé avec ce superbe fusil.

Speemann… Malgré toutes nos recherches, cet arquebusie­r restait un inconnu. Son nom ne figurait même pas dans le Stockel, un lexi que en trois tomes de langue alleman de recensant 33 000 noms, 65 000 marques d’armuriers fabricants du XVe au XXe siècle dans 32 pays sur 2 288 pages ! La question posée à quelques collection­neurs avertis de notre connaissan­ce n’aboutissai­t pas plus. Il a fallu passer à la vitesse grand V pour que la chaîne des collection­neurs spécialisé­s soit mise à contributi­on. Et ce fut un succès. Un collection­neur allemand est enfin venu éclairer notre lanterne : « Johann Henrich Speemann, né en 1841 à Neuss, centre industriel de la Ruhr, au sud de Düsseldorf en Allemagne. »

Fermeture à double tour

C’est donc à Neuss que notre mystérieux arquebusie­r a produit des armes de chasse splendides, dont le très beau modèle qui faisait l’objet de nos recherches.

Outre son décor particuliè­rement soigné, ce qui frappe dans ce fusil est cette grande clef en allonge sous le devant. Immédiatem­ent, on pense au Lefaucheux modèle 1849, modèle dit justement à grande clef, antérieur au plus connu modèle à double clef. Mais ici la clef est en corne brune, ou plus exactement c’est une longue tige métallique recouverte d’un habillage de corne brune.

L’assemblage est fait par deux vis mécaniques. A l’avant de la tige, un

pointeau monté sur ressort-poussoir vient bloquer cette grande clef sous le devant en position fermeture. On évite ainsi toute ouverture intempesti­ve en cours de chasse. L’extrémité arrière de la tige se termine par une protubéran­ce usinée en vis rosette, avec vis de contre- blocage, sur un pivot cylindriqu­e qui traverse le corps de bascule. Ce pivot est assujetti à une pièce circulaire, un disque, disposée dans le corps de bascule et surmonté d’un fort tenon cylindriqu­e sur sa bordure. En fermant le fusil, le tenon se prend dans une mortaise taillée dans la table des canons. Sous l’action du grand levier, il se trouve entraîné et, de par sa position en périphérie du disque, repousse les canons vers l’arrière. Dans ce mouvement, les tonnerres viennent se plaquer contre le rempart de culasse tandis qu’un autre tenon tout aussi solide, situé à l’arrière de la table des canons, vient s’encastrer en dessous. C’est une fermeture inébranlab­le. Les canons pourraient éclater que le verrouilla­ge resterait en place. Sous un air de déjà-vu, il s’agit en fait d’un système de verrouilla­ge tout à fait innovant qui n’a rien de commun avec le Lefaucheux. Pas plus qu’avec le Dreysse à fermeture à disque rotatif excentré.

Platines et chiens massifs

Le système de percussion est à platines arrière avec chiens extérieurs. Le prolongeme­nt arrière des platines est tel qu’il fait office de renfort de poignée alors qu’à l’avant la platine est calée contre l’arrière de la culasse usinée droite. Un très long ressort en V assure le mouvement. Jusque-là rien que de très classique. Les chiens en revanche sont très particulie­rs. La crête d’armement où s’appuie le pouce est particuliè­rement volumineus­e et profondéme­nt crantée, pas de risque de dérapage en armant. La tête de chien est énorme par rapport à l’embase sur laquelle elle descend très bas. Ainsi, la zone de courbure en S du haut du chien est abolie, ce qui supprime les risques si courants de fracture à ce niveau. Mais le plus étonnant est le montage du percuteur sur cette tête. Celle-ci a été évidée sur sa face interne de façon à créer une excavation où est logée une pièce d’un usinage complexe qui porte le percuteur. Cette pièce flotte librement dans son logement malgré une vis mécanique de maintien qui traverse la tête du chien. La pointe interne de la vis fait saillie dans la tête percutrice dans une mortaise cintrée. Il s’agit juste d’un maintien dans l’axe sans aucun blocage. La pointe percutrice est très longue (15 mm) et reste dans le canal de percussion des coquilles. L’embase de cette pièce de percussion est usinée de manière à coulisser dans une gouttière qui lui sert de guide, réalisée en maillechor­t et pliée en ailes de papillon. Les deux gouttières ainsi formées sont fixées par de minuscules

vis à bois dans le haut de la poignée. Les têtes de chien sont larges et plates. A l’abattu, elles viennent se plaquer contre les coquilles, plates également. Ce montage judicieux amortit le choc du percuteur et le protège des ruptures de pointe. Il a en outre l’avantage de pallier tout problème d’enclouage de l’amorce, bien que cet inconvénie­nt soit quasi inexistant avec un canon coulissant vers l’avant. En revanche, il est impératif de mettre les chiens en demi- armé lors de la fermeture du fusil car la pointe des percuteurs entre alors en contact dur avec les amorces. Le moindre heurt peut entraîner un tir inopiné.

Un bon acier Krupp

Les canons sont en acier bronzé noir, issu des célèbres fonderies Krupp. Mention en est d’ailleurs faite sur le côté du canon droit ( « Krupp Sthal » ), alors que sur le canon gauche est poinçonnée la qualité de cet acier :

« Prima » . Les tubes font 76,3 cm avec des chambres de 65 mm pour un calibre 16. Ce calibre est confirmé sur la table des canons par un poinçon circulaire avec un « 16 » en son centre. Un « 16.4 » est également poinçonné.

Vérificati­on faite, il s’agit du forage à la gueule, de 16,4 mm des deux côtés. Suivent tous les poinçons de contrôle et d’épreuves avec l’aigle et le U couronné. Très intéressan­t est le marquage figurant sur le côté de chaque canon au niveau du tonnerre :

« 2.5 Gr Sch et 28.3 g P. » Il s’agit de la charge préconisée pour cette arme : 28,3 g de plombs propulsés par 2,5 g de poudre Schultz (lire ci-contre). Encore utilisable, mais…

La bande de liaison des canons est large et concave, finement guillochée et avec un long cartouche recevant un marquage en niellure ( « H.Speemann

NEUSS »), que le bronzage noir très profond rend difficilem­ent lisible. Cette arme est équipée d’un extracteur à double guide, dont le mode de fonctionne­ment n’est pas banal. Le guide du bas se prolonge vers l’avant de la table des canons, au- dessus du tenon de verrouilla­ge. Il fonctionne sans aucun ressort et reste libre dans sa mortaise de coulissage. Un simple pointeau est fixé sur la lame qui prolonge la bascule et maintient le devant. Ce pointeau statique fait saillie dans la mortaise terminant le guide du bas de l’extracteur. A l’ouverture du fusil, le canon coulisse vers l’avant alors que le pointeau bloque la tige-guide de l’extracteur. L’extracteur immobilisé se trouve désolidari­sé des canons et entraîne les cartouches dans le même mouvement. Il manque à ce principe extrêmemen­t simple un système de maintien, car, à l’ouverture, les canons pointés vers le bas, les cartouches ont tendance à glisser à nouveau dans les chambres par inertie. Le coulisseme­nt vers l’avant du canon est possible grâce à un montage particulie­r de l’axe charnière. Celui- ci passe par une ouverture en mortaise dans une pièce soudée sous les canons au niveau de l’extrémité du devant. La course de l’axe est donc limitée par l’ouverture, de 20 mm, de cette mortaise. Ce n’est qu’en fin de course que le canon peut basculer. Cet axe charnière est d’un diamètre particuliè­rement faible (3 mm) comparé au tourillon de nos fusils actuels. Cela tient au fait qu’il n’a ici qu’un rôle de maintien et ne subit aucune contrainte au moment du tir. Force est de constater que l’arme n’a pas le moindre jeu.

Le bloc de culasse est joliment arrondi avec un curieux rétreint vers l’avant qui est loin de déparer l’arme. D’autant que les bordures bénéficien­t de belles ciselures de volutes et de feuilles d’acanthe alors que les coquilles plates à la Guyot sont ornées d’une triple frise plus géométriqu­e. Ces finitions soignées se retrouvent sur les platines et les chiens, de même que sur le pontet à volute. Ce dernier est prolongé par une prise de main en corne brune terminée par un double retroussis dans le goût germanique. Le devant et la crosse sont en très beau noyer – de la ronce aux belles veinures avec un début de loupe sur le flanc droit. La poignée est finement quadrillée et prolongée d’une joue gauche. La plaque de couche est en corne blonde, d’épaisseur respectabl­e et tenue en place par deux vis guillochée­s. Ce fusil est une très belle arme, parfaiteme­nt équilibrée et d’un poids de seulement 2,780 kg. Il devait être très agréable à utiliser en terrain de chasse et faire la fierté de son heureux propriétai­re. De nos jours, il serait certes encore utilisable, mais c’est surtout sur le râtelier de la collection qu’il doit être placé bien en évidence, en hommage à l’admirable travail d’arquebuser­ie de son créateur. Travail auquel nous sommes heureux d’avoir rendu hommage tout en remettant son auteur en lumière.

 ??  ?? Le pontet à volute est prolongé par une prise de main en corne, typique des belles armes germanique­s de l’époque, de même que la joue de crosse.
Le pontet à volute est prolongé par une prise de main en corne, typique des belles armes germanique­s de l’époque, de même que la joue de crosse.
 ??  ?? A l’arrière des coquilles, les pointes des percuteurs sur leur montage à charnière.
A l’arrière des coquilles, les pointes des percuteurs sur leur montage à charnière.
 ??  ?? Le fusil de chasse de Johann Henrich Speemann.
Le fusil de chasse de Johann Henrich Speemann.
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 ??  ?? Le verrou est typiquemen­t d’inspiratio­n Dreysse : un disque interne rotatif surmonté d’un tenon excentré.
Le verrou est typiquemen­t d’inspiratio­n Dreysse : un disque interne rotatif surmonté d’un tenon excentré.
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Le décor de la bascule et des platines et la grande clef de verrouilla­ge.

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