Alessandro Simonetti
Cran forcé ou cran plat ? L’épineux ressort dorsal
Cran forcé ou cran plat ? L’épineux ressort dorsal
Alessandro Simonetti maîtrise le couteau fermant à ressort dorsal dans ses deux versions, à cran plat ou forcé. Il est l’interlocuteur idéal pour nous parler de leurs différences, délicates à discerner par un oeil non « pro ».
Lorsque, dans un salon, je prends en main un couteau fermant sur la table d’un exposant, je sais presque toujours en déterminer le système de fermeture et de blocage. Pour les pompes, linerlock ou framelock et leurs variantes, c’est facile. Pour les fermants à friction, deux- clous et piémontais, à bille ou sans bille, ou autre système de rétention, j’y parviens encore. Mais il est un système pour lequel je me fais régulièrement avoir, c’est le fermant à ressort dorsal. Cran forcé ou cran plat ? Je tente quand même une hypothèse, j’ai une chance sur deux de me tromper, et je me trompe presque à chaque fois. « C’est un cran forcé ? » « Non, un plat… » m’entends-je répondre, sur un ton parfois teinté d’une pointe de mépris. J’avoue que je ne me suis jamais sérieusement penché sur le problème malgré les années passées à arpenter les salons et à visiter les ateliers. Parmi les couteliers de mes amis, l’un s’est fait une spécialité du fermant à ressort dorsal. Cela n’est pas répandu, c’est même un peu à contre-temps, la tendance actuelle en matière de fermants étant plutôt au flipper. Mais ce coutelier se moque des modes. Il s’appelle Alessandro Simonetti et il est installé sur les hauteurs de Menton, dans les Alpes-Maritimes.
Travaux pratiques
Je suis Alessandro depuis ses débuts et je l’ai vu progresser de belle façon, tant sur le plan de la forge, notamment du damas, que de la cinématique de ses fermants. Depuis qu’il est installé, il continue à s’enrichir auprès de ses aînés, d’où son évolution rapide et constante. Mathieu Herrero, Daniel Cerbera, Sébastien Soulier, Franck Souville… A tous il rend hommage chaque fois qu’il le peut pour leur aide et leurs conseils.
Je ne pouvais rêver meilleur professeur pour combler enfin mes lacunes sur le système à ressort dorsal. J’ai demandé à Alessandro s’il voulait bien me faire plancher sur le sujet et, pour cela, lui ai imposé un petit exercice – l’élève met son maître au travail, un comble ! J’ai proposé à Alessandro de réaliser deux couteaux identiques, l’un à cran forcé, l’autre à cran plat, et de les monter à blanc pour que leurs différences restent bien visibles. Ensuite, il les assemblera devant moi. Alessandro accepta et rendez-vous fut pris.
Douk- Douk, laguiole et couteau suisse
Jusqu’au XIXe siècle, le couteau fermant à ressort dorsal était exclusivement à cran plat. C’est Pierre-Jean Calmels, le créateur du laguiole, qui en 1830 lui ajouta un ergot : le cran forcé était né. Parmi les modèles français les plus connus, il y a donc l’emblématique laguiole, mais aussi le Douk-Douk, célèbre cran plat créé par la manufacture Cognet à Tiers, et la plupart des couteaux régionaux, tantôt à cran plat, tantôt à cran forcé. Du côté de la production mondiale, citons le célébrissime Swiss Army Knife (cran plat) et les nombreux slip
joint traditionnels américains (cran plat ou forcé).
Que l’on ait affaire à un cran plat ou à un cran forcé, le ressort vient s’appuyer sur le talon de la lame pour éviter toute fermeture accidentelle. Son repli s’effectue par une pression plus ou moins soutenue – un peu plus toutefois pour le cran forcé – sur son dos. Le ressort fait office d’entretoise tout en fournissant l’énergie permet
tant t tl la rétention ét ti de d l la lame ainsi que son mouvement de rotation sur son pivot.
Sur le cran plat, la tige, en contact avec le dos de la lame, ne présente pas d’ergot et va glisser sur le talon qui peut présenter un second méplat, perpendiculaire, permettant un blocage à mi-route, évitant à la lame de se refermer brutalement. Le talon peut être également arrondi, permettant une fermeture continue. Ce système permet à la fois une bonne rétention et une fermeture assez douce.
Sur le cran forcé, le ressort présente un ergot qui va se loger dans un espace dédié du talon de la lame. Celui- ci est toujours arrondi. Pour débloquer la lame, il faut exercer plus de force ( d’où le nom de ce système), qui pourra être plus ou moins importante selon le réglage réalisé par le coutelier. Lorsqu’il est pleinement maîtrisé, ce système permet un réglage plus fin, jusqu’à offrir un glissement très souple lors de la fermeture.
Pas mal de couteliers préconisent la « méthode Madame » pour vérifier le réglage de la fermeture : cela consiste à faire tester le couteau par une femme pour vérifier qu’elle peut l’ouvrir et le fermer sans difficulté. Bien sûr, si la dame est forgeronne ou catcheuse, la démonstration est nulle et non avenue ! Mais c’est un test utile étant donné la tendance de certains couteliers à prendre leur propre force comme référence ou à voir un Hulk en chacun de nous. Pour autant, l’homme de l’art veille en général à doser le réglage en fonction de l’usage auquel le couteau est destiné. Pour la chasse, le bivouac, le travail, il privilégiera un blocage plus robuste. Si c’est une
commande, il posera la question
Du fil au fil du temps
Un poncetage peut être logé sur les deux types de crans, c’est-à-dire un jeu empêchant la lame de toucher le ressort lorsque le couteau est fermé afin que son fil ne s’émousse pas plus vite que de raison, comme sur les laguioles pakistanais ! Le dispositif est placé sur la lame ou sur le ressort et, dans les deux cas, n’est pas rapporté mais usiné à même la pièce dont il fait partie intégrante. Une autre solution est de placer un « clou » en travers, comme sur les deux-clous : c’est le
stop pin des Américains.
Alessandro réalise aussi des couteaux à lame fixe, de plein air ou de cuisine, et affectionne les damas complexes. Mais plus que tout, il aime faire évoluer ses fermants, y apporter de subtiles améliorations au fil de l’expérience et des jours. Auprès de lui, j’ai tout compris du plat et du forcé et surtout admiré une fois de plus les pièces sûres et belles qui naissent entre ses mains.