Jean-Michel Othoniel un jardin des délices
Le bosquet du Théâtre d’Eau, conçu par André le Nôtre entre 1671 et 1674, était l’un des plus riches et des plus complexes du parc du château de Versailles. Mais Louis XVI d’une part, et la tempête de 1999, l’ont pratiquement détruit. D’où le projet de le restaurer. Un concours international, alors lancé en 2012, fut remporté par le duo formé par Louis Benech, créateur de jardins, et Jean-Michel Othoniel. Les trois sculptures-fontaines que ce dernier a réalisées sont posées à fleur d’eau et composées d’entrelacs et d’arabesques dorées en perles de Murano, écho de la calligraphie dynamique des ballets dansés dans les jardins. Séduit par cette esthétique qui puise son inspiration dans le passé, Robert Storr analyse en quoi l’oeuvre de Jean-Michel Othoniel n’est ni nostalgique, ni passéiste, mais appartient à la modernité, le 20e siècle ayant aboli les frontières entre les médiums, les temporalités, les cultures.
Depuis 1863 – année où Édouard Manet commença à représenter ses contemporains vaquant à leurs loisirs dans les jardins et forêts aux alentours de Paris, et à peindre une Olympia nonchalamment installée dans son boudoir – l’esthétique dominante est fondamentalement anti-aristocratique. Et elle a même, parfois, au cours du dernier siècle et demi d’existence de l’art moderne, connu des aspirations révolutionnaires et manifestement prolétaires. À tel point que lorsque des artistes modernes du passé récent, ou moins récent, choisirent de réinvestir les manières et les styles de « l’ancien régime », on les prit, au mieux, pour d’irrécupérables régressifs, au pire pour des traîtres à la cause du progrès. Du moins, c’est ce qui s’est très largement passé dans le domaine des arts visuels. De fait, certains artistes, comme Jean Cocteau réalisateur de la Belle et la Bête, ou Georges Mathieu, mousquetaire calligraphique et pionnier de la performance picturale, allèrent jusqu’à s’emparer de tropes des 17e et 18e siècles pour créer un contre-courant subversif en réaction à l’avantgarde dominante. Pour autant, l’esprit de ces arrière-gardes n’en était pas moins celui du 20e siècle, immanquablement. Toutefois, depuis maintenant plusieurs décennies, la musique, la danse et le théâtre sont fréquemment le lieu de superpositions formelles et poétiques entre le tout nouveau et le très vieux, entre des idiomes de cour et des langages démocratiques. De sorte que le postmoderne et le pré-moderne en viennent à se ressembler comme de vieux cousins longtemps séparés. L’oeuvre de William Christie – et de son ensemble Les Arts Florissants – qui intègre des voix également retenues par Philip Glass, ou les incursions récentes de Robert Wilson et de John Kelly dans le baroque, en sont la preuve. Et je le sais de source directe : ma femme, Rosamund Morley, joue de la viole de gambe, que ce soit au sein de ses propres formations, Pathenia et Waverly Consort, ou bien, comme il y a quelques années, avec Sequentia et Les Arts Florissants, pour des « concerts » : or, parmi ses étudiants, on compte le peintre George Condo, et, parmi ses mécènes, l’artiste conceptuel comique et photographe William Wegman. Si, en trente ans de contributions dans artpress, je prends pour la première fois la liberté d’inclure des détails personnels dans mon propos, c’est pour expliquer pourquoi ma surprise n’a pas été bien grande quand j’ai appris que l’on avait demandé à un artiste contemporain de concevoir une oeuvre permanente pour les jardins de Versailles (comme il est indiqué plus bas, des créations temporaires ont déjà été réalisées par plusieurs autres artistes contemporains). Je n’ai pas non plus été étonné qu’un artiste aussi profondément de son temps (c’est-à-dire ni réactionnaire ni nostalgique) accepte de relever un tel défi. De surcroît, il me paraissait tout à fait logique que Jean-Michel Othoniel fût l’heureux élu. Notamment en raison de son intérêt de longue date pour l’ornement, tabou moderniste qui, depuis Adolf Loos, ne demande qu’à être brisé, plus qu’aucun autre, et qui l’est. Par ailleurs, l’ingénieuse décision d’Othoniel de s’appuyer sur les notations musicales de Pierre Beauchamp et de Raoul-Auger Feuillet, caractérisées par leurs élégants tourbillons et boucles, fournit le meilleur prédicat formel qui soit pour servir le concept transhistorique littéralement incarné par le projet d’Othoniel. Car Louis XIV n’avait pas seulement commandé la transcription de la chorégraphie à Beauchamp et Feuillet : c’était également lui qui, littéralement, menait la danse dans l’enceinte de son château. Grâce aux lumineuses arabesques des fontaines d’Othoniel, c’est le RoiSoleil qui est revenu.
Les fontaines que vous réalisez pour les jardins du château de Versailles sont les premières oeuvres pérennes depuis l’aménagement des jardins par André Le Nôtre à partir de 1662. D’autres artistes, tels que Guiseppe Penone, ont réalisé des projets temporaires. Quelle est l’origine de ce projet et quel changement de politique culturelle induit-il ? À la suite de la tempête de 1999 est née une réflexion autour de la création d’un bosquet du 20e siècle. Des interventions paysagées dans le jardin avaient déjà eu lieu aux 18e et 19e siècles. Louis Benech – que je ne connaissais pas – m’a contacté pour me proposer de réaliser des sculptures pour son projet de jardin. Nous avons été lauréats de ce concours en 2012. Si les jardins de Versailles ont subi de nombreuses évolutions depuis leur création, il est vrai, en revanche, que la sculpture qui y est présente n’a pas changé depuis Le Nôtre. Catherine Pégard, qui siégeait à la délibération de ce concours, y a sans doute vu une continuité de la politique d’intervention d’artistes contemporains dans les jardins, comme les réalisations éphémères de Giuseppe Penone ou de Lee Ufan, conduite depuis quelques années à Versailles.