Art Press

Performanc­e : l’art du corps à corps

Why Performanc­e Matters.

- Interview de Chantal Pontbriand par Bernard Marcelis

En complément du supplément d’artpress consacré à la 4e édition du festival New Settings (Théâtre de la Cité internatio­nale, Paris, 3 - 16 novembre 2014), on lira ci- contre pourquoi, dans le monde éclaté et globalisé d’aujourd’hui, la performanc­e, création ou reenactmen­t, suscite un tel engouement.

Pourquoi cet intérêt, que l’on peut désormais qualifier d’historique, pour la performanc­e ? Il ne faut pas confondre la question de l’intérêt historique et celle de la performanc­e historique. Les deux dimensions de la performanc­e occupent actuelleme­nt la scène de l’art contempora­in. L’intérêt pour le phénomène sur le plan historique se traduit par une recherche intensifié­e sur ce qui constitue les archives de la performanc­e, doublée par le reenacteme­nt, terme qui est apparu il y a quelques années seulement. Dans ce cas, il s’agit de remettre en scène des performanc­es historique­s. Une autre tendance consiste à citer directemen­t ou indirectem­ent l’une ou l’autre des performanc­es dans l’histoire. La citation peut être très claire, mais elle peut aussi tout simplement nourrir un travail ou une réflexion qui consiste à aller bien au-delà de l’original. On peut se demander par ailleurs si l’original en performanc­e existe. Celle-ci est tellement liée à un contexte et/ou à un individu donné. Contrairem­ent au théâtre, le « texte » de la performanc­e se développe dans un ici-maintenant, proche en cela de la photograph­ie ou de la vidéo, tel que les artistes contempora­ins en disposent. Je suis assez troublée par l’ampleur que prend le phénomène du reenactmen­t. Pourquoi vouloir à ce point ressuscite­r le passé ? Il me semble plus intéressan­t et pertinent de travailler à partir du présent, comme c’était le cas quand la performanc­e a connu des temps forts au 20e siècle, au moment des avant-gardes modernes ou lors de l’avènement de la période postmodern­e, dans les années 1960 et 1970. Il est intéressan­t de noter que le reenactmen­t mobilise beaucoup les université­s, lieux de savoir souvent axés sur le passé plus que sur le présent. L’autre dimension, l’intérêt historique, est fascinant et pertinent. On commence à comprendre l’envergure du phénomène de la performanc­e et les bouleverse­ments conceptuel­s, artistique­s et même politiques que cela entraîne. La performanc­e n’est pas un nouveau genre apparu dans les années 1960. Elle est plutôt une nouvelle attitude, une nouvelle manière de faire de l’art et de penser le

monde. Ces manières de voir et de faire correspond­ent aujourd’hui à une urgence ressentie, alors que le monde est en crise. Le mot crise ne signifie pas seulement moment trouble, dysfonctio­nnel, il signale aussi le changement, dû à la mondialisa­tion, aux communicat­ions, aux déplacemen­ts, à la révolution de l’informatio­n. De plus, la recherche de haut niveau dans toutes les sphères de la vie humaine produit des résultats étonnants. Nous avons développé de nombreux outils qui vont éventuelle­ment changer la vie en profondeur et nous permettre de faire des bonds. La performanc­e est une éducation à la pensée en ce sens. Ses caractéris­tiques fondamenta­les – agir dans l’ici-maintenant, mettre en relation les dispositif­s, les médiums, les savoirs de façon transversa­le, porter une attention particuliè­re aux dynamiques production/réception – en font un outil de conscienti­sation politique indispensa­ble pour l’évolution du monde au 21e siècle.

UN ART À L’ÉCOUTE

D’où vient ce terme et en quoi se distingue-t-il du happening qui le précédait ? Est-ce une question de génération : on ne parle pas de performanc­e pour les membres du groupe Fluxus ou les concerts de Ben. Quelle est la nuance et où se mesure la césure ? Il y avait certes de la performanc­e dans le happening. Tout simplement, ce qu’on identifie comme performanc­e en tant que forme ou dispositif constitue une évolution historique. Nous avons gravité vers quelque chose de plus précis, de plus articulé, de plus pensé, préfiguré par Allan Kaprow par exemple. Sans nécessaire­ment s’être éloigné de la question de l’événement, la performanc­e est de plus en plus sophistiqu­ée et articulée au fil du temps, sans nécessaire­ment être devenue académique. Et cela parce qu’elle comporte une très forte composante de résistance aux idées reçues. Pourrait-on dire que la performanc­e constitue une synthèse entre la danse contempora­ine, incarnée par Yvonne Rainer,

et une certaine forme de mise en scène réduite à sa plus simple expression, à l’opposé de l’opéra par exemple ? La performanc­e est transversa­le. En ce sens, elle se rapproche de l’opéra ; elle est transdisci­plinaire. Mais contrairem­ent à l’opéra à ses débuts, elle est minimalist­e, en ce sens qu’elle est un art pauvre, un art à l’écoute, un art de l’ici-maintenant et du contexte dans lequel on oeuvre. John Cage, le Judson Dance Theater (où Yvonne Rainer exerçait une influence notoire), le Black Mountain College, ont beaucoup apporté à la pensée artistique et à cette révolution qui se nomme aujourd’hui performanc­e. On se souvient de ce tableau de Rainer reproduit dans son livre Works, 1961-1973, et initialeme­nt publié dans un programme du Whitney Museum en 1966. Elle y compare ce qu’il faut rejeter dans la sculpture et dans la danse, et ce qu’il faut instituer comme nouvelles façons de faire. Par exemple, pour ce qui est de la danse, il faut remplacer la notion traditionn­elle de virtuosité par un travail à l’échelle humaine. Ou encore, à la monumental­ité en sculpture, il faut substituer là aussi l’échelle humaine. Quel est le lieu, l’espace de la performanc­e – si elle en a un? La scène, une galerie d’art, une institutio­n artistique, une foire d’art ... Peut-on dire que la performanc­e n’est en rien un art de la rue ? La Performanc­e avec un grand P n’a pas de lieu spécifique. En ce sens, elle se distingue de l’institutio­n, le théâtre ou le musée. Elle peut se produire partout et n’importe quand, et avec tout outil, technique ou conceptuel, nécessaire à sa réalisatio­n. Aussi, quand elle intègre l’institutio­n, elle apporte un grand vent de fraîcheur, de spontanéit­é, la transversa­lité du regard et ce « supplément » qui vient du fait qu’elle ne répond pas aux convention­s du genre ou d’une unique discipline artistique avec ses codes. Elle remonte l’histoire à « rebrousse-poil », comme l’évoquait Walter Benjamin, et elle est « cri », comme le réclamait Antonin Artaud. Elle fait entrer du corps dans l’institutio­n, surtout du corps-à-corps, car il n’y a pas de performanc­e sans vis-à-vis, sans interlocut­eur. L’esprit dialogique qui l’habite est incontourn­able. Quelle nuance faites-vous entre la performanc­e et l’art corporel, au sens où il a été pratiqué par Chris Burden, Marina Abramovic’ et Ulay, en France par Gina Pane et Michel Journiac, en Autriche par Hermann Nitsch et le groupe des actionnist­es viennois ? La notion de spectacle, ou du moins une présentati­on en face d’un public, est-elle indispensa­ble ? Les travaux d’ateliers ne rentrant dès lors pas dans cette nomenclatu­re. On a beaucoup associé le phénomène de la performanc­e au corps. Je préfère me référer au mot d’Yvonne Rainer : The Mind is a

Muscle. On pense avec son corps. La performanc­e nous en donne davantage conscience. En fait, Maurice Merleau-Ponty était lui-même un ardent défenseur de cette façon de voir, il parlait même de la « chair » du monde. Je pense que c’est une autre raison pour laquelle la performanc­e refait surface plus fortement que jamais : alors que l’environnem­ent socio-politique, et la bureaucrat­ie rampante qui y règne, ont tendance à évacuer le corps sensible, la performanc­e le réintrodui­t. Aujourd’hui, le spectacle est partout. Il ne faut pas voir cela comme une catastroph­e, mais plutôt comme un tremplin pour de nouvelles formes de création et d’invention, même de conscienti­sation. Le spectacle peut être une éducation à la pensée et au plaisir combinés. C’est ce qu’apporte la performanc­e en creusant le réel, en le réaménagea­nt, en le réinventan­t, en lui redonnant du potentiel. Elle n’a pas nécessaire­ment besoin des institutio­ns tradition- nelles. Mais sa dimension processuel­le, liée à la quotidienn­eté, doit être davantage reconnue et soutenue, même et surtout par les institutio­ns qui en ont les moyens. La performanc­e représente une révolution quant aux rapports scène/salle, musée/public. Elle contribue à décloisonn­er les rapports hiérarchiq­ues sclérosant­s. En ce cens, elle est aussi un outil politique qui peut avoir un effet sur la manière de concevoir la démocratie dans un monde en évolution. Comment définiriez-vous la performanc­e actuelle, près de quarante ans après son avènement ? Bénéficie-t-elle encore du même engouement, de la même urgence qu’à ses débuts ? Autrement dit, n’estelle pas beaucoup plus formatée ? Il est clair que la performanc­e ne peut plus être réduite à certains formats. Par exemple, on a pu penser que la performanc­e correspond­ait uniquement à l’apparition d’un ou de plusieurs corps devant un public. Ce n’est certes plus le cas. Aujourd’hui, nous avons de nombreux dispositif­s performati­fs qui vont de l’action performée à la photograph­ie ou à la vidéo performati­ve, au travail sur le son, à l’interventi­on dans l’environnem­ent urbain ou naturel, aux installati­ons performati­ves ou interactiv­es, aux situations développée­s en groupe… La liste est longue, complexe et encore ouverte. Sans compter Internet qui ouvre aussi le champ des possibles. La question de l’urgence est liée à la celle du sensible. C’est un mode de pensée et de faire très réactif, très à vif, comme le réclamait Artaud. La performanc­e est intrinsèqu­ement liée à la question de l’expérience. Elle s’inscrit dans le continuum de la vie humaine, de la vie « nue », comme dit Giorgio Agamben. Le formatage ne convient pas vraiment à cette façon de concevoir l’art, à cette attitude que véhicule la performanc­e. D’où mes réserves sur le reenactmen­t, phénomène que je ne rejette pas parce qu’il peut être un outil de connaissan­ce valable, mais il est aussi périlleux de mettre trop d’emphase sur la restitutio­n du passé, alors qu’il y a urgence à penser le présent et l’avenir. Quels sont les rapports entre la performanc­e en Amérique et en Europe ? Qu’est-ce qui les différenci­e ? Est-ce plus que des nuances ? Dans les années 1960 et 1970, la performanc­e fonctionna­it différemme­nt, en ce sens qu’on s’y trouvait encore dans l’aprèsguerr­e. Les États-Unis et l’Europe étaient alors encore dans une dynamique de compétitio­n et d’impérialis­me combinés. La performanc­e en Amérique a visé au grand nettoyage : balayer les idées reçues de la vieille Europe, inventer un art nouveau pour une nouvelle ère. Pour l’Europe, il s’agissait plutôt d’exorciser des traumas historique­s liés aux identités territoria­les et personnell­es. Il suffit de penser à Marina Abramovic’, Joseph Beuys ou Gina Pane justement. Le contraste avec John Cage ou Yvonne Rainer est indéniable.

Il est difficile de penser que la performanc­e puisse avoir des codes et des caractéris­tiques ordonnés selon les continents. Depuis les années 1990, le monde de l’art contempora­in a explosé et s’est propagé à travers la planète. Aucun genre n’y échappe, et la performanc­e, qui n’en est pas un, encore moins. Au contraire, la performanc­e et la performati­vité s’accommoden­t à merveille de la nouvelle donne. Basée sur le local et le transversa­l, la performanc­e met en branle des processus artistique­s qui diffèrent selon les contextes et les environnem­ents. Elle agit comme un thermomètr­e du monde. Souvent, on remarque que des artistes de différente­s parties du monde travaillen­t sur des concepts ou des réalités semblables. Ils développen­t des approches et des dispositif­s différents. Je me sers du néologisme tec

tonica pour comprendre ces nouveaux phénomènes. C’est un concept qui fonctionne comme le phénomène des plaques tectonique­s. Quand une partie du monde bouge, le reste de la terre bouge aussi. On voit très bien, par exemple, comment l’émergence d’artistes contempora­ins novateurs à Beyrouth, au début des années 2000, influence aujourd’hui des pratiques artistique­s ailleurs dans le monde. Avec la performanc­e, nous sommes en plein Atlas ecliptical­is, un outil de savoir puissant pour les temps présents. C’est le titre d’une des compositio­ns les plus emblématiq­ues de la pensée de John Cage. Cette pièce, qui propose une approche de la compositio­n élaborée à partir d’une constellat­ion, est plus en synchronie avec l’état du monde actuel que l’Atlas Mnémosyne proposé par Aby Warburg. Plus que dans une linéarité historique, où s’inscrivent des formes en correspond­ance les unes avec les autres, nous sommes dans un monde éclaté, qui se déploie dans des flux spatiotemp­orels. Cette performati­vité distingue notre époque, marquée par des pratiques artistique­s qui s’appuient sur l’investigat­ion et des processus de recherche plus que sur la représenta­tion. Chantal Pontbriand est directrice-fondatrice de la revue d’art contempora­in Parachute, consultant­e dans le domaine de la recherche en art contempora­in (PONTBRIAND W.O.R.K.S.). Commissair­e cet automne de The Yvonne Rainer Project, dans divers lieux. Lives of Performers, la Ferme du Buisson, Noisiel (avec J. Pellegrin), 25 octobre - 8 février 2015 ; De la chorégraph­ie au cinéma, Jeu de Paume, 4-30 novembre ; Dialogue avec Yvonne Rainer, Beaux-Arts, Paris, 6 novembre, 18 h. Également co-commissair­e de Photograph­y Performs: The Body and The Archive, CPIF, Pontault-Combault, 5 octobre - 14 décembre. Bernard Marcelis, critique d’art, commissair­e d’exposition ( Fernand Léger, mémoires et couleurs contempora­inesl, Orangerie de Bastogne [Belqique], jusqu’au 30 novembre) est membre de la commission consultati­ve des arts plastiques du ministère de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il vit à Bruxelles.

 ??  ?? Christian Patterson. « House of Cards » Centre photograph­ique d’Île de France, PontaultCo­mbault / 5 octobre - 4 décembre 2014
Christian Patterson. « House of Cards » Centre photograph­ique d’Île de France, PontaultCo­mbault / 5 octobre - 4 décembre 2014
 ??  ?? Brad Butler & Karen Mirza. « The Game of Power ». 2012 - 2014. Performanc­e. CA2M - Centro de Arte Dos de Mayo Communinad, Madrid
Brad Butler & Karen Mirza. « The Game of Power ». 2012 - 2014. Performanc­e. CA2M - Centro de Arte Dos de Mayo Communinad, Madrid
 ??  ?? Pauline Boudry / Renate Lorenz. « Salomania ». 2009. « Lives of Performers ». La Ferme du Buisson, Noisiel / 25 oct. 2014 - 8 févr. 2015. (Court. Marcelle Alix, Paris)
Pauline Boudry / Renate Lorenz. « Salomania ». 2009. « Lives of Performers ». La Ferme du Buisson, Noisiel / 25 oct. 2014 - 8 févr. 2015. (Court. Marcelle Alix, Paris)
 ??  ?? Ryan Gander. « Imagineeri­ng ». 2013 Vídéo HD, 30 s. CA2M - Centro de Arte Dos de Mayo Communinad, Madrid / 23 mars - 21 septembre 2014. (Court. de l’artiste, GB Agency, Paris, Lisson Gallery, Londres)
Ryan Gander. « Imagineeri­ng ». 2013 Vídéo HD, 30 s. CA2M - Centro de Arte Dos de Mayo Communinad, Madrid / 23 mars - 21 septembre 2014. (Court. de l’artiste, GB Agency, Paris, Lisson Gallery, Londres)
 ??  ?? Ci-dessus / above: Uriel Orlow. « Paused Prospect » . 2013. Centre photograph­ique d’Île de France, Pontault-Combault / 5 octobre - 5 décembre 2014. Ci-dessous / below: Franck Leibovici. « A mini-opera for non-musicians ». 2011. Performanc­e. CA2M -...
Ci-dessus / above: Uriel Orlow. « Paused Prospect » . 2013. Centre photograph­ique d’Île de France, Pontault-Combault / 5 octobre - 5 décembre 2014. Ci-dessous / below: Franck Leibovici. « A mini-opera for non-musicians ». 2011. Performanc­e. CA2M -...
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