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UNE LEÇON SUR L’HYBRIS

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Mais l’intérêt de Viva ne s’épuise évidemment pas dans ces péripéties tropicales, aussi passionnan­tes soient-elles. Dans sa modernité même, l’oeuvre de Deville puise, en effet, aux sources de la littératur­e la plus ancienne. Hérodote bien sûr, l’enquête in situ plutôt que les raisonneme­nts de Thucydide, et toute cette tradition historique qui prête autant d’intérêt à ce qui se raconte, même quand c’est faux, qu’aux faits établis par la critique la plus sévère. L’épopée également, car le ton de baroudeur revenu de tout qu’affectionn­e l’auteur, et sa maîtrise très fine de la syntaxe (ellipses, alternance rapide des types de discours), savent transporte­r le lecteur à l’improviste dans le monde des histoires qu’on se raconte au bout de la nuit, après l’alcool et les cigarettes, dans les bars des villes étrangères. Plutarque enfin, dont Deville reprend le modèle des « vies parallèles », non seulement Trotsky et Lowry mais Traven et Cravan, « Malcolm et Graham » (Lowry et Greene), Cravan et Trotsky. Chaque rencontre, rêvée ou attestée historique­ment, confronte deux attitudes face au monde, deux destins. Car, comme chez Montaigne et les moralistes français inspirés de Plutarque, ces vies et ces enquêtes animent une interrogat­ion morale. La leçon porte sur l’hybris, cette passion de la démesure qui pousse l’humain à secouer les barreaux de sa condition, semant la plupart du temps derrière lui la misère et la dévastatio­n pour finir dans la médiocrité, l’échec et l’oubli. Mais tant pis, la vie est, non pas trop courte comme le prétend la niaiserie hédoniste, mais trop longue. « Ce qu’il y a d’assez fantastiqu­e dans cette vie, c’est que, quoi qu’on fasse, on finit toujours assez vite par s’emmerder », écrit Deville dans Equatoria. Il faut alors reprendre la route, aller un peu plus l o i n , vers de nouvelles conquêtes, inventer autre chose. Ce qui rapproche Trotsky et Malcolm Lowry, c’est cette tentation d’une autre vie, plus bénigne, à laquelle ils renoncent obstinémen­t pour continuer à chevaucher leurs chimères, faire rendre gorge à Staline ou poursuivre au fond de toutes les bouteilles ce Voyage qui ne finit jamais qui deviendra Au-dessous du volcan. « Ils ont le même goût du bonheur, un bonheur simple et antique, celui de la forêt et de la neige, de la nage dans l’eau froide et de la lecture. Chez ces deux-là, c’est approcher le mystère de la vie des saints, chercher ce qui les pousse vers les éternels combats perdus d’avance, l’absolu de la Révolution ou l’absolu de la Littératur­e, où jamais ils ne trouveront la paix, l’apaisement du labeur accompli. » Après les explorateu­rs colonialis­tes, les scientifiq­ues inconscien­ts et les guérillero­s sanguinair­es de ses livres précédents, Deville a trouvé en Trotsky et Lowry deux figures plus édifiantes. La morale est cette fois limpide : entre l’ennui et la folie, il a choisi son camp. « Ce qu’ils nous crient et que nous feignons souvent de ne pas entendre : c’est qu’à l’impossible chacun de nous est tenu. »

Laurent Perez

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