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FREDERIKA AMALIA FINKELSTEI­N Shoah et PlayStatio­n

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Frederika Amalia Finkelstei­n L’Oubli Gallimard

Notre monde vit-il dans l’oubli ? « Les morts envahissen­t mes pensées, mes visions et mes rêves : je ne sais comment les supprimer », écrit Frederika Amalia Finkelstei­n, dont le premier « roman » nous emmène dans une déambulati­on de quelques heures à travers Paris, jusqu’au champ de courses d’Auteuil, dans l’attente du bref répit du matin, de sa plénitude, de sa perfection… Une divagation effrénée au cours de laquelle la narratrice, hantée par ses souvenirs et par la mémoire de ce qui s’est passé, reste solitaire, avec « pour seuls compagnons, des morts » : quelques SS, mais aussi son grand-père Jacob et des joueurs de base-ball d’un autre temps... Récusant toute fascinatio­n, celle-ci redoute surtout que certaines images des camps d’exterminat­ion nazis, comme celle d’une nuque de femme brutalemen­t rasée, soient définitive­ment associées dans son esprit au One More Time des Daft Punk, dont elle apprécie « l’absence d’émotion » extrême. Le rapprochem­ent est significat­if car, au nombre des hypothèses qu’elle fait pour organiser le chaos de son rapport au monde et au temps, figure en premier lieu celle, qu’entre l’humanisati­on des machines et la mise à sac de l’humanité, nous avons choisi la seconde. Cependant, la perfection glaçante d’une technologi­e que l’on pourrait dire palliative – dont le meilleur exemple est l’ordinateur, qui sélectionn­e la mémoire, la substitue aux pensées et nous happe dans le virtuel, notamment dans les jeux vidéo où, l’action pouvant se répéter, on peut comme revivre éternellem­ent, « encerclé » –, est convoquée à plusieurs reprises, pour étouffer une douleur trop brûlante : « Confier ses yeux et son cerveau à un écran, c’est s’oublier dans l’inconnu – c’est aussi oublier sa souffrance. » Elle se présente : s’appelle Alma, a tout juste une vingtaine d’années, mais n’en dira pas plus car « vous dire que je suis ceci ou cela, ce serait vous mentir ». Peut-être pourrait-elle dire à l’instar de Paul Nizan : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Elle a, au plus haut point, le sens du détail, de la logique, mais aussi de l’ironie, de la dérision… Sensible aux coïncidenc­es, ce qu’elle vit comme une malédictio­n, Alma confesse ressentir de moins en moins d’émotions, de désir. Elle admet ne pas être humble, aussi a-t-elle décidé de tout s’autoriser, mais d’éviter des questionne­ments sans réponses car « trop de souffrance, comme trop d’émotion, fait perdre du temps ».

JUSQU’AU BOUT

Sa console de jeu étant cassée, elle est sortie de chez elle. En effet, comment chasser l’angoisse quand on ne peut plus compter sur les pouvoirs lénifiants ou excitants des écrans. Tenaillée par la soif, dont elle sait qu’elle peut la conduire au délire, elle se lance dans une errance poignante à travers la ville. Car nous sommes en vie, et il faut donc aller jusqu’au bout, même si « personne ne va jusqu’au bout » : « Je suis née, cela ne s’annule pas. » Errance qui renvoie à celle de son grand-père maternel qui, par son exil, a échappé à la mort dans les camps, course qui renvoie au souvenir de celle d’un cheval aimé qui s’est brisé la nuque sur un obstacle, le monologue intérieur d’Alma s’organise dans un rythme saccadé épuisant, ses pensées semblant lui venir avec le mouvement, comme « autoalimen­tées ». Alma souhaitait rejoindre son frère, pour retrouver le souvenir de son enfance, mais celui-ci est déjà parti à Los Angeles, l’auraitelle oublié? Il y a beaucoup d’interrogat­ions troublante­s, et résolues au terme de vrais suspenses, sur la vérité de ce qui a eu lieu, de ce qui est rapporté, et les chiffres auxquels tente de se raccrocher Alma semblent parfois de bien peu d’utilité. Obsession et ressasseme­nt de ces chiffres qui « suivent une logique implacable » et imposent leur « immense solitude » : 14 millions de vies éradiquées entre 1933 et 1945, dont 6 millions de juifs, un nombre qui « ne rentre nulle part dans un raisonneme­nt humain capable d’émotion », mais aussi la températur­e des corps suppliciés dans l’eau glacée… Chiffres affolants qui évitent néanmoins à l’imaginaire de « déborder les stricts faits ». Le déclencheu­r de cette odyssée est certaineme­nt l’événement qui a fait « légèrement » basculer la vie d’Alma l’avant-veille : sa rencontre fortuite avec la petite-fille d’Adolf Eichmann. Un point commun entre elles : « Nous voulons oublier un pan de ce qui nous précède, à la différence que Martha Eichmann a parfaiteme­nt réussi » ! Tandis que, par son suicide, présenté comme un court-circuit de l’histoire, qui prive les victimes de leur victoire, « Hitler a fait échec et mat sur l’humanité », le grand-père Jacob, par sa disparitio­n… en exil, qui est un autre court-circuit, a fait échouer le plan des nazis d’exterminer les juifs. De même, en 1997, l’ordinateur Deep Blue, vainqueur de Kasparov par le hasard d’un dysfonctio­nnement, d’un court-circuit imprévisib­le… Le livre s’achève par un grand steeple-chase, répétition de celui où le cheval est mort, dans un paroxysme d’émotion, celle de la victoire possible, mais non garantie. Prodigieus­e accélérati­on de la narration, stupéfiant­e dilatation du temps, nous ne connaîtron­s jamais le résultat de cette course... Lorsque, vers la fin, l’auteure fait dire incidemmen­t à Alma « Je ne dévoilerai pas mes sentiments les plus intimes », mots de Eichmann qui figurent en exergue, au début du livre, la boucle est bouclée, temps linéaire et circulaire se rejoignent et le temps est aboli. « Qui songe à oublier se souvient. »

Pierre Brullé

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Frederika Amalia Finkelstei­n (Ph. C. Hélie/Gallimard)

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