UNCREATIVE WRITING le document dans la poésie française contemporaine
Jeff Barda
« Le monde est plein de textes plus ou moins intéressants. Je ne souhaite pas en ajouter un de plus », affirmait récemment le poète américain Kenneth Goldsmith dans son ouvrage programmatique Uncreative Writing (Columbia University Press, 2011). Cette formule décrit bien la manière dont un grand nombre de poètes contemporains, notamment français, travaillent aujourd’hui à partir de divers matériaux trouvés ou récupérés, qu’il s’agisse de textes imprimés ou virtuels, d’enregistrements audio ou vidéo. L’idée d’un bricolage/braconnage permanent d’unités hétérogènes, d’éléments exogènes à ce qu’on appelle communément « littérature » est manifeste. Certains poètes composent des recueils ou des poèmes à partir de matériaux verbaux (mais aussi iconiques) préexistants, qu'ils associent en vue de produire des « intensités » et des « affects » propres à ce dispositif combinatoire. Ils multiplient captures de codes stylistiques issus d’autres pratiques et greffes. Chez Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Anne Portugal ou Jérôme Game, la répétition mécanique, le bégaiement, la multiplication de faux départs font surgir une forme organique. D’autres recopient, transposent ou cherchent à redécrire des documents par divers procédés graphiques et visuels sans rien ajouter de leur cru. Ces pratiques, qui apparaissent dès la fin des années 1990, sont qualifiées « post-poétiques » par Jean-Marie Gleize (1). Elles se caractérisent par une remise en question des conventions poétiques : leurs objets ne se définissent plus par une intention poétique, ils ne se réfèrent plus à la poésie comme totem et absolu ; la question du lyrisme, de l’ontologie poétique, de la singularité, du thème, de la tonalité ou la querelle du vers ou de la prose ne priment plus. Ce qui particularise ces objets est leur hétérogénéité et leur manière de reconfigurer les discours qui construisent et conditionnent nos représentations. En établissant une nouvelle partition entre science, art et politique et en s’intéressant aux conditions de production des documents et à leur impact cognitif, ces écritures cherchent à produire de nouveaux modes d’appréhension et de saisie du monde, des « instruments secourables », selon Franck Leibovici (2).
LE MONDE DES DOCUMENTS
En partant donc du donné – le document –, c’est-à-dire du « dehors » comme qualité essentielle d’un de(dans), de nombreux poètes travaillant aujourd’hui avec et à partir de matériaux préexistants les activent dans de nouveaux contextes. L’usage de documents comme élément porteur de nouvelles réalités, représentations et filiations n’est, cependant, pas nouveau. Walter Benjamin affirmait notamment que « le montage part du document » et envisageait le roman Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin, comme un exemple paradigmatique (3). De dada aux situationnistes, le document devient le lieu d’un ensemble d’expérimentations possibles. Il ne cesse de circuler, de se modifier, de se reconfigurer selon des protocoles, méthodes, stratégies, enjeux et inspirations différents : que l’on pense aux mots dans le chapeau de Tristan Tzara, aux papiers collés de Georges Braque ou ceux de Pablo Picasso, aux collages de Louis Aragon, aux scandaleux documents ethnographiques de Georges Bataille, aux hypergraphies lettristes, en passant par le cut-up et le fold-in de William Burroughs et Brion Gysin jusqu’au détournement situationniste : tout un monde s’élabore autour de la récupération et du réagencement de données qui, une fois déplacées, construisent de nouvelles réalités, perceptions et devenirs. Une grande différence demeure cependant entre les poètes d’hier et ceux d’aujourd’hui : il ne s’agit plus de célébrer le « lyrisme ambiant » que prônait Apollinaire dans Zone (« Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut/Voilà la poésie ce matin ») ou d’employer des matériaux bruts, mais de réutiliser des matériaux déjà en circulation, c’est-à-dire des documents déjà médiés, liés au monde et au discours social, afin de rendre compte de leurs conditions de production mais aussi des limites de ces artefacts, dans le but de modifier notre regard, nos habitudes et nos croyances. Ainsi, en partant de ce que Claude LéviStrauss appelait le « déjà-là » (4), le poète sonore et graphique Anne-James Chaton compile, tel le chiffonnier baudelairien, les rebuts produits par notre société : il s’intéresse à ce qu’il appelle des « écritures très pauvres », autrement dit des tickets de caisse, listes de courses, cartes de visite, numéros d’identité bancaire, annuaires téléphoniques, légendes et autres formes d’écritures modestes, qu’il recopie et accole les uns aux autres. S’il met bout à bout des ségments dès ses premiers travaux ( Événements 99, Autoportraits, In the event [Al Dante, 2001, 2003 et 2005]), mais aussi dans Portraits (Al Dante, 2013), le champ d’expérimentation de cet auteur s’est considérablement élargi et enrichi puisqu’il collabore avec de grands musiciens tels Alva Noto, Thurston Moore (Sonic Youth) ou Andy Moore (The Ex). D’une manière différente, Franck Leibovici s’empare de « documents forensiques », c’est-à-dire, selon l’étymologie, de documents liés au forum: des spams, des lettres de haine ou de suicide, des comptes rendus de procès, des témoignages, des dépositions, des enregistrements téléphoniques, des extraits de WikiLeaks, toutes sortes de documents liés à des problèmes publics ou politiques et qui, dans un contexte juridique, ont valeur de preuve. Ainsi, lettres de jérusalem (Spam, 2012), un petit recueil imprimé sur papier bible, en référence au texte de Vidocq (5), est composé à partir de scams (e-mails fruduleux) supposés avoir été écrits par l’épouse de Saddam Hussein, un curieux héritier de la fortune de Ben Laden ou la petitefille de l’ex-président de Guinée, promettant des fortunes au destinataire aléatoire du courriel. Simplement mis bout à bout, ces scams tracent une histoire catastrophique des années 2000. Cependant, bien que le document recèle une fonction indicielle et référentielle, il n’est pas à confondre avec le documentaire. L’éthique documentaire, on le sait, implique un ensemble de paramètres allant d’une prise de position à la construction d’un discours, d’une prise de parole, autrement dit un « engagement », pour parler en termes sartriens. L’usage du document repose sur une tout autre logique : le travailler requiert une « ergonomie ». C’est d’abord et avant tout rendre transportables des matériaux originaux et opérer à partir d’une circonscription (un corpus), comme le ferait un linguiste ou un scientifique. Ainsi, en sélectionnant dans une masse