Art Press

Marcel Duchamp peintre peu connu

Duchamp: a Painter, Even.

- Interview de Cécile Debray par Bernard Marcadé

Lorsque, pour l’inaugurati­on du Centre Pompidou, en février 1977, fut présentée une rétrospect­ive Marcel Duchamp, les ready-made étaient emphatique­ment mis en valeur. Autres temps, autres points de vue, la nouvelle exposition dans le même lieu (24 septembre - 5 janvier 2015) envisage principale­ment l’oeuvre picturale de celui qui est considéré comme l’iconoclast­e majeur du 20e siècle. Pour parler de ce paradoxe avec la commissair­e, Cécile Debray, il fallait un spécialist­e, Bernard Marcadé, auteur d’une incontourn­able biographie, Marcel Duchamp, la vie

à crédit (Flammarion, 2007). (Coïncidenc­e intéressan­te, Bertrand Lavier, connu pour avoir requalifié des objets trouvés en sculptures, présente à partir du 20 septembre, à la Fondation Van Gogh d’Arles, sous le titre tournesols, l’ensemble de son oeuvre peint.) Grand événement au Centre Pompidou ! Depuis sa création en 1977, il n’y avait pas eu d’exposition Duchamp dans ces lieux… Marcel Duchamp est à nouveau d’actualité avec une exposition que vous organisez autour de ses relations avec la peinture. Le titre exact de l’exposition est… Marcel Duchamp, la peinture même. Allusion au titre du Grand Verre. À un moment, j’ai pensé à un autre titre : « Marcel Duchamp, peintre défroqué ». Le propos de l’exposition n’est pas la réhabilita­tion de Marcel Duchamp en tant que peintre, plutôt de montrer le statut de l’objet peinture dans son oeuvre. Duchamp est un des mythes fondateurs de l’art du 20e siècle, on lui attribue le fait d’avoir tué la peinture… Or, en 1910, Duchamp est peintre, il expose publiqueme­nt dans les Salons. L’épisode du refus du Nu

descendant un escalier par les cubistes de Puteaux, au salon des Indépendan­ts de 1912, marque le début de l’éloignemen­t de l’artiste du milieu de la peinture…

Les débuts de Duchamp sont très liés à son histoire familiale. Cet éloignemen­t de la peinture correspond à un éloignemen­t de ses références familiales… Ses frères, Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon, se sont faits les hérauts, en effet, de Gleizes et Metzinger. Ce que je trouve intrigant dans cette histoire, c’est que Duchamp a beaucoup contribué à dramatiser l’événement. Dans les entretiens qu’il donne à la fin de sa vie, il fait toujours référence à cet épisode « traumatisa­nt » qui m’apparaît un peu comme un leurre, qui lui permet d’esquiver les raisons de cette prise de distance avec la peinture. Plus tard, dans les années 1940, quand il écrira les notices de la Société anonyme de Katherine Dreier, on pourra néanmoins vérifier son admiration pour des peintres comme Derain, De Chirico, Matisse, Léger, Picasso… Ce lien à la peinture est sous-jacent tout au long de son parcours. L’exposition s’ouvre sur l’ambivalenc­e de ce lien, avec des oeuvres iconoclast­es, L.H.O.O.Q. et Fontaine (nous montrons la photograph­ie d’Alfred Stieglitz) et les Morceaux choisis de la fin de sa vie, effectués à partir des tableaux de Cranach, Ingres et Courbet, et sa Boîte-en-valise, sorte de musée portatif où il a conscien- « L.H.O.O.Q ». 1919. Readymade rectifié. (Coll. part.) (Tous les visuels de M. Duchamp © succession Marcel Duchamp/ ADAGP, Paris 2014). Rectified readymade

« Le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibatair­es, même) ».1915-1923 / 1991-1992, 2e version.

Huile sur feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur plaques de verre brisées, feuille d'aluminium,

bois, acier (Moderna Museet, Stockholm). 2nd Version of “The Large Glass (The Bride Stripped Bare).” Oil on lead, lead wire, glass, aluminum, wood cieusement rassemblé les reproducti­ons de ses oeuvres, dont ses peintures... Ensuite, le parcours suit chronologi­quement le cheminemen­t de Marcel Duchamp, depuis ses dessins de caricature­s, jusqu’au Grand

Verre, en montrant comment, étape après étape, il construit son oeuvre, son univers mental et son grand projet qu’il mène de 1912 à 1923. 1912 est une date décisive. Celle de son fameux voyage à Munich. À défaut d’être initié à l’alchimie (comme certains exégètes aiment à le penser), il s’y est surtout intéressé aux pigments, aux techniques de la peinture sur verre… On sait qu’il a visité la grande foire bavaroise, Bayrische Gewerbesch­au, qui fut alors une des grandes attraction­s, où il a pu voir des métiers à tisser, des machines à coudre, des moteurs, des pigments… autant de sources probables pour le projet du Grand

Verre. Duchamp était fasciné par l’objet industriel, sa perfection plastique. Sa première femme, Lydie Sarrazin- Levassor, n’a-t-elle pas remarqué qu’« après tout, ce grand artiste était surtout un super bricoleur » ? Il est resté toute sa vie attaché à la matérialit­é des oeuvres.

SYMBOLISME En ce sens, l’oeuvre de Duchamp peut

être comprise comme un déni de la peinture, plutôt que comme un rejet… Par ailleurs, il avait conscience du fait que les peintres du cercle de Puteaux, qu’il côtoyait pour des raisons familiales, étaient beaucoup moins intéressan­ts que Braque et Picasso. Oui, un déni. Duchamp semble s’engager de manière absolue dans son projet de réinventio­n de la peinture. On pourrait tout à fait

voir le Grand Verre, qu’il abandonne inachevé en 1923, soit dix ans plus tard, comme un « chef-d’oeuvre inconnu », selon une posture presque romantique. Ce romantisme correspond historique­ment à sa passion contenue pour Gabrielle Buffet, la femme de Picabia. Car c’est bien elle aussi, la « Mariée », celle avec qui on ne couche pas. C’est une belle allégorie romantique de la peinture, considérée comme une mariée avec

laquelle on ne fait pas l’amour, que l’on ne consomme pas... Il s’agit d’un tableau et d’un amour impossible­s, en effet. D’où le parallèle qui a été fait avec Léonard de Vinci, qui lui-même a laissé un grand nombre d’oeuvres inachevées, et qui conçoit l’art comme « una cosa mentale ». La figure de la femme cruelle et inaccessib­le est aussi un thème symboliste. L’exposition montre un cycle de dessins d’un artiste italien oublié, Alberto Martini, qui a pour titre : la Parabole des célibatair­es (19071909), avec au centre, une vierge qui finit écartelée, presque écorchée. Il exposait à l’époque à Munich… En 1911, alors que sa génération s’engage dans le cubisme, Duchamp se tourne curieuseme­nt vers le symbolisme – il lit Mallarmé, Laforgue, se passionne pour les Noirs de Redon… Oui, les connexions avec le symbolisme sont nombreuses chez Duchamp : Odilon Redon, Arnold Böcklin, Jules Laforgue… L’idée est de montrer ses peintures dans leur contexte culturel, en se référant aux sources invoquées par Duchamp lui-même. Mais nous n’avons pas hésité à faire des rapprochem­ents visuels avec l’art de l’époque. Il y a par exemple un tableau d’Émile Bernard, très proche dans l’esprit de Jeune Homme

et jeune fille dans le printemps, ou encore des toiles de Picabia, de Balla, de Léger… On ne peut toutefois pas résumer l’oeuvre de Duchamp dans ces années-là, uniquement à sa production peinte. Il écrit ; les notes du

Grand Verre commencent vers 1912. Cette dimension scriptural­e, théorique, mathématiq­ue et poétique est évoquée dans l’exposition au travers de confrontat­ions visuelles. Quand on suit l’évolution de l’art de Duchamp, on voit comment, au début, ses références sont pour l’essentiel picturales, et qu’ensuite elles deviennent de plus en plus désincarné­es, plus intellectu­elles ou plus hétérogène­s, techniques, littéraire­s… Le séjour de Duchamp à la bibliothèq­ue Sainte-Geneviève, entre 1913 et 1915, est très important pour la compréhens­ion des sources du Grand Verre (on sait qu’il a eu alors accès aux traités de perspectiv­e, à

l’Encyclopéd­ie). La question des sources – anciennes, symboliste­s, techniques – est particuliè­rement importante pour aborder la peinture de Duchamp. Il semblerait que quand il est redécouver­t par les néo-dadas américains et les nouveaux réalistes européens dans les années 1960, ces sources, issues d’un contexte culturel d’avant la Grande Guerre, ne soient plus lisibles. Elles ne collaient par ailleurs pas avec l’image d’un Duchamp « conceptuel » ou « dada ». Cette dimension a donc été sous-estimée. Il faut attendre 1977, l’exposition du Centre Georges-Pompidou, pour que ces sources soient à nouveau interrogée­s.

La thèse de Jean Clair n’était-elle pas de dire que Duchamp n’avait jamais abandonné la peinture ? Je ne suis pas sûre que cela soit exactement la position de Jean Clair. Pour l’exposition, il a écrit un texte où il déclare que le Grand

Verre est le « dernier tableau ». Il pense que le système référentie­l de Duchamp avant 1914 est devenu beaucoup trop lointain pour la génération des années 1960 et que Duchamp lui-même, par paresse ou par flegme, n’a pas souhaité l’invoquer. Cela mérite en effet d’être considéré. Votre exposition ne présente pas Tu m’, tableau qui signe les adieux techniques à la peinture. Malheureus­ement, le musée de Yale n’a pas prêté l’oeuvre.

Du coup, le Grand Verre apparaît plus comme une ouverture que comme une fermeture.

Tu m’ est en effet une récapitula­tion un peu « sèche » de ses expériment­ations et une peinture programmat­ique : l’ombre portée pour évoquer le passage, la question de la quatrième dimension, le système des mesures avec les Trois Stoppages-étalon, l’anamorphos­e perspectiv­iste, le trompe-l’oeil… Oui, le Grand Verre est à la fois une fin et une ouverture. Il rassemble, comme l’a montré Georges Didi-Huberman, de manière beaucoup plus complexe, toutes sortes de procédures techniques inédites et qui seront reprises comme dans un miroir, inversées, dans son oeuvre ultime : pour cette raison, j’ai voulu évoquer Étant donnés. Ces deux oeuvres, à l’origine, ont le même titre. Le titre primitif du Grand Verre est : Étant donnés : 1. la chute d’eau, 2. le gaz d’éclairage. On retrouve les deux registres. L’un est finalement le pendant de l’autre. Le Grand Verre est une projection bidimensio­nnelle très épurée, au-delà de la matière.

Étant donnés est une incarnatio­n tridimensi­onnelle brutale d’un pseudo-réel… Avec, en effet, le même sujet sous-jacent. Comment évoquez- vous la dernière grande oeuvre de Duchamp, l’« original » du musée de Philadelph­ie étant, par définition, intranspor­table ? J’ai eu la chance de rencontrer Ulf Linde (1) avant qu’il ne disparaiss­e. Il m’a montré une maquette au 1/10e qu’il avait réalisée d’Étant donnés, où l’on voit la structure de l’installati­on. On perçoit alors combien cette oeuvre est un véritable dispositif perspectiv­iste. À proximité sera présentée la fameuse gravure de Dürer qui montre le peintre dessinant son modèle derrière une vitre quadrillée, une femme allongée étrangemen­t proche du nu d’Étant donnés. Les avatars picturaux du Grand Verre seront-ils évoqués dans votre exposition ? Je pense à Roberto Matta (2), par exemple. Non, la question de la postérité de Duchamp est un sujet en soi, celui d’une autre exposition. Il y aura donc la version du Grand Verre réalisée par Ulf Linde ? Oui, j’ai préféré montrer cette version plutôt que celle de Richard Hamilton. Ulf Linde est davantage dans une posture de copiste, alors qu’Hamilton « reconstrui­t » le Grand

Verre en s’appuyant sur les textes.

PICABIA Parlons des relations Picabia-Duchamp. Picabia est resté peintre toute sa vie. Il sera pour Duchamp une référence, jusqu’au bout, surtout en raison de son esprit libre. On pourra voir Adam et Ève, peinture allégoriqu­e de Picabia, réalisée à la même époque que Paradis et le Buisson de Duchamp, alors qu’ils ne se connaissai­ent pas encore. Même facture, mêmes sujets. Puis, dans la section consacrée au cubisme, est présenté Danse à

la source, tableau que Picabia expose à la Section d’or en même temps que le Nu des

cendant un escalier de Duchamp. On voit combien leurs univers sont différents. Picabia, qui intrinsèqu­ement est peintre, réalise des tableaux très colorés, d’une rapidité d’exécution qui tranche avec le caractère rigoureux, presque diagrammat­ique, voire laborieux des oeuvres de Duchamp. Leur rencontre a été déterminan­te pour chacun ; Picabia aide Duchamp à s’affranchir du cercle familial et artistique ; ils incarnent à eux seuls Dada à Paris. Picabia reprend à Duchamp cette idée de poser les titres sur les toiles. C’est en effet le titre qui fait scandale pour les cubistes de Puteaux. Il y a bien sûr des influences réciproque­s entre eux deux.

Picabia permet surtout à Duchamp de s’éloigner du milieu familial, et finalement très provincial, dans lequel il était jusqu’alors immergé. Je pense au cercle de Puteaux que Picabia trouvait ratiocineu­r et particuliè­rement ennuyeux. C’est surtout l’arrivée de Gleizes et de Metzinger à Puteaux qui oriente le groupe vers une forme de prosélytis­me théorique et esthétique, l’affirmatio­n d’une orthodoxie cubiste. Avant leur arrivée, les frères Duchamp étaient très À gauche / left: O. Redon. « Sommeil de Caliban ». Vers 1895-1900. Huile sur toile. 48 x 38,50 cm. (Musée d’Orsay, © RMN-Grand Palais / H. Lewandowsk­i)

“Sleep of Caliban.” Ci-dessous / below: M. Duchamp. « Le Printemps ou Jeune homme et jeune fille dans le printemps ». 1911. Huile sur toile. 66 x 50 cm. (The V. and A. Scharz Coll., Israel Museum).“Spring” liés au milieu montmartro­is des caricaturi­stes, dans la lignée des Fumistes et des Hydropathe­s… À partir de 1911, s’affirme une volonté de se réunir sous l’étiquette « cubiste » et de constituer une avant-garde. Tout devient alors plus normatif. L’exposition fait ainsi allusion au groupe de la Section d’or mais aussi au fameux voyage dans le Jura du trio Duchamp-Picabia-Apollinair­e, en octobre 1912, au cours duquel Apollinair­e écrit son poème Zone et Duchamp une des notes célèbres pour le Grand Verre. Grâce à Gabrielle, Picabia a été tenté par l’abstractio­n. Duchamp pas du tout. Cela ne l’a jamais intéressé. Il définit la peinture rétinienne comme une pure délectatio­n esthétique. Ce qu’il cherche, c’est une peinture « non rétinienne », une peinture de l’idée. Quand Duchamp évoque la peinture rétinienne, il pense à la peinture naturalist­e et impression­niste dont l’expression­nisme abstrait américain est le prolongeme­nt. Or, de façon inattendue, c’est face aux tableaux d’Arnold Böcklin, qu’il définit la peinture nonrétinie­nne. L’érotisme burlesque et gras de Böcklin ne pouvait qu’intéresser Duchamp.

FUTURISME Comment évoquez-vous la relation de Duchamp au futurisme ? On présente un tableau emblématiq­ue du futurisme italien, la Petite Fille courant sur

un balcon de Giacomo Balla, avec son dessin préparatoi­re très proche des dessins chrono-diagrammat­iques de Jules-Étienne Marey qui ont directemen­t influencé Duchamp. Celui-ci était ami avec Umberto Boccioni qui est venu à Puteaux. En 1949, il admet avoir lu, à l’époque, tous les manifestes futuristes. Si Duchamp n’a pas partagé le bellicisme et le patriotism­e d’un Marinetti, il a sans aucun doute été frappé par le caractère violemment iconoclast­e et provocateu­r des futuristes. Leurs peintures, découverte­s ensuite à la galerie Bernheim au printemps 1912, l’ont déçu.

Le Grand Verre est contempora­in des ready-made. Comment articulez-vous ce rapport dans l’exposition ?

Le Porte-bouteilles a en effet été créé en même temps que les tableaux Broyeuse de chocolat, thème qui sera repris dans le Grand Verre. Au moment où il prend ses distances avec la picturalit­é par une méthode neutre, « une peinture d’indifféren­ce », pour reprendre ses propres termes, sans « faire » subjectif, il réalise ses Trois Stoppages-éta

lon et ses ready-made. Il réinvestit en quelque sorte la subjectivi­té et le hasard. La dimension poétique va se nicher paradoxale­ment dans ces objets. Il reprend à sa manière la formule mallarméen­ne de la rencontre entre un objet, un instant donné et un texte. (1) Spécialist­e de Duchamp, Ulf Linde, critique d’art suédois, écrivain et directeur de musée, a réalisé des reconstitu­tions de ses oeuvres les plus importante­s. Il est notamment l’auteur de la première copie autorisée de la Mariée mise à nu par ses célibatair­es, même. (2) Auteur, entre autres, d’un tableau intitulé les Célibatair­es, vingt ans après (1943). À noter la réédition totalement remaniée de l’ouvrage de Philippe Sers, l’Énigme Duchamp (Hazan). Bernard Marcadé est critique et organisate­ur d’exposition­s, dont récemment une rétrospect­ive d’Antoine d’Agata. Il est l’auteur d’une biographie de Duchamp, Marcel Duchamp, la vie à crédit, parue aux éditions Flammarion en 2007 et rééditée. Il a publié chez le même éditeur Marcel Broodthaer­s, Livre d’images, en 2013, et travaille actuelleme­nt à une biographie de Picabia.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France