Wade Guyton bis repetita placent ?
Wade Guyton’s Blacks Paintings.
À quoi bon peindre à l’aide de pinceaux et de peinture à l’huile à l’ère des systèmes opérationnels ? Mais encore faudrait-il que les nouvelles technologies, en voulant se débarrasser des techniques prétendument obsolètes, ne cherchent pas à en recréer les qualités charnelles et la présence. Wade Guyton a parfaitement compris l’ambiguïté de la si-
tuation, d’où, lors de sa récente exposition à la galerie Chantal Crousel, à Paris, la présentation d’une réplique jet d’encre de son exposition des huiles sur toile dans cette même galerie en 2008. Cependant, un autre écueil guette l’utilisateur des nouvelles technologies : leur propre obsolescence au regard de l’accélération de l’innovation technique.
Le hasard du calendrier a voulu que la dernière exposition de Wade Guyton à la galerie Chantal Crousel ait plus ou moins coïncidé avec la sortie française du film Her de Spike Jonze, long-métrage de science-fiction narrant une histoire d’amour entre un certain Theodore Twombly (!) et… son « système opérationnel » dénommé Samantha, dont la voix suave est interprétée par Scarlett Johansson. De système opérationnel il est justement et abondamment question dans la production de Wade Guyton. Le soustitre de son exposition au Whitney Museum of American Art, à New York (2012-2013), s’intitulait d’ailleurs OS (operating system). Quel rapport entre ces deux oeuvres ? L’OS mis à part, on notera que le film de Spike Jonze et les travaux de Guyton tournent autour des enjeux de l’originalité et de la reproduction, le personnage campé par Joaquin Phoenix ayant pour profession la rédaction de lettres pseudo-manuscrites, adressées à des proches de clients réfractaires aux exercices épistolaires. Aussi bien dans les « fausses » lettres « à l’ancienne » rédigées à l’ordinateur – notons à ce titre la pointe d’ironie dans le choix du patronyme du personnage principal – que dans les abstractions de Guyton, conçues à l’aide d’une imprimante, on assiste au télescopage entre des « valeurs », pratiques et genres ancrés dans le passé et des modes de (re)production tributaires d’avancées technologiques innovantes.
FINI, LE MONDE D’HIER ? À quoi bon écrire des lettres manuscrites à l’ère des systèmes opérationnels, voire pire, tomber amoureux d’un être en chair et en os, alors que des substituts numériques dotés d’intelligence artificielle peuvent en partie répondre à nos besoins affectifs ? Quant à l’abstraction, quel est l’intérêt d’avoir encore recours à des pinceaux et une peinture à l’huile quand on a à sa disposition une imprimante Epson 9900 avec son encre Ultrachrome et sa technologie Vivid Magenta ? Ces substituts n’ont cependant de sens qu’à partir du moment où ils témoignent, pour reprendre la formule de Jean Baudrillard, d’un « crime parfait ». Qu’ils fassent illusion et renvoient, à défaut de pouvoir les supplanter, aux réalités, dont la désuétude reste à prouver, auxquelles ils se réfèrent. Là réside tout le paradoxe des nouvelles technologies : elles prétendent « ringardiser » le monde d’hier, mais veulent en conserver la saveur, aussi lointaine et désincarnée soit-elle. L’histoire d’amour entre Twombly et Samantha connaît, à cet égard, un tournant décisif et tragique quand le premier apprend qu’il n’est pas le seul à bénéficier d’une forme d’intimité avec la seconde, celle-ci étant non seulement le système opérationnel de milliers d’interlocuteurs, mais aussi et surtout la « compagne » de 641 d’entre eux. Ce rapport ambigu au monde d’hier, nous le retrouvons dans les abstractions de Guyton, compte tenu du fait qu’elles ont certes été produites avec le concours d’un logiciel et d’une imprimante sans pour autant renier les nombreuses histoires de l’art qu’elles ambitionnent de revitaliser. Celle du monochrome noir bien entendu: on songe à Ad Reinhardt ou à Frank Stella mais aussi à Pierre Soulages ou Julije Knifer, ces deux derniers n’étant, faut-il s’en étonner, jamais mentionnés par les exégètes de l’artiste. Celle touchant aux procédés d’impression inusités et décontextualisés : viennent à l’esprit les Working Drawings and other visible things on paper not necessarily meant to be viewed as art (1966) de Mel Bochner, le Xerox Book (1968) de Seth Siegelaub ou News de Hans Haacke (1969), pour s’en tenir à des exemples conceptuels auxquels peuvent être greffés des propositions pop ou inhérentes à la Pictures Generation. Celle d’artistes ayant eu recours à des technologies, etc. Mais Guyton est aussi un créateur de sa génération partageant avec nombre de ses confrères, à l’image de Kelley Walker et Meredyth Sparks, des interrogations qui transgressent le clivage entre originalité et reproduction censé départager les ères modernistes et postmodernistes. Guyton ne crée en effet pas de faux originaux, mais bel et bien de fausses reproductions. Car, quand bien même ses abstractions noires sont nées de l’application d’un fichier Photoshop identique (bigblack.tif), aucune d’entre elles ne se ressemble, un écart se creusant invariablement entre les différentes concrétisations. Les accidents de parcours de type bourrage, les impressions pâles ou encrassées liées à un déficit ou un tropplein d’encre, les traces du mouvement des têtes et des roues de l’imprimante sans oublier les inévitables « mésaventures » engendrées par d’éventuels passages répétés et l’inadéquation du support en toile de lin (autre référence à l’histoire de l’art et de la peinture occidentale en particulier) avec la machine utilisée par l’artiste concourent à placer la gestation de ses oeuvres sous le signe d’une esthétique de l’aberration et du ratage qui lui permet de déjouer les pièges d’une démultiplication aliénante. Ses travaux s’avèrent en effet non seulement originaux, mais ils jouissent d’une indéniable aura. Et s’il convient de désolidariser la démarche de Guyton du fameux essai de Walter Benjamin qui sert (trop) souvent de canevas théorique inapproprié aux commentateurs de son oeuvre, force est de constater qu’à l’ère des imprimantes Epson, les termes de reproductibilité technique et d’aura ne sont plus inconciliables. Le modèle 9900 n’est après tout qu’un outil. Outil manipulé par l’artiste, la manipulation devant être comprise au sens le plus étymologique du terme. Ses peintures ne sont dès lors pas acheiropoïètes. De plus, Guyton ne délègue jamais la production de ses oeuvres. Il est systématiquement présent dans son atelier, mettant la main à la pâte, contrôlant et intervenant si nécessaire dans le processus d’impression à proprement parler, laissant aussi, sans pour autant les provoquer, les éraflures et salissures des toiles traînées au sol, pliées et réintroduites dans la machine, alimenter son répertoire « formel ». Car les supports sont lourds et encombrants et nécessitent une assistance humaine. Son assistance. Partiellement et en aucun cas exclusivement autogénérées, ses oeuvres ne relèvent donc pas plus d’une logique post-studio. Bien au contraire. Et c’est pour cette raison que l’artiste a souhaité, pour ses présentations parisiennes reproduire le sol noir de son atelier. Histoire de signifier que les oeuvres réalisées dans son espace de travail puis décontextualisées dans un autre environnement répondent respectivement à un hic et nunc.
UNE TRAJECTOIRE INQUIÉTANTE Une preuve supplémentaire du hic et nunc est le dispositif particulier retenu par l’artiste pour son exposition à la galerie Chantal Crousel en mars et avril 2014, Guyton ayant produit une sorte d’impossible réplique de son exposition à la galerie en 2008. Or la dernière présentation, à l’image de ses impressions, ne saurait être la copie conforme de la première. Et ce pour deux raisons. D’une part, parce que, comme nous l’avons vu, aucune de ses oeuvres ne s’avère identique. Et d’autre part, en raison du travail de mémoire effectué par l’artiste, celui-ci ayant conçu les oeuvres en s’appuyant sur ses souvenirs évanescents de l’exposition de 2008. Deux raisons auxquelles s’ajoute une troisième : le remplacement de l’Epson 9600 (2008) par le modèle, bien plus « performant », 9900. L’écart n’en est que plus prononcé. Se profile en conséquence une prise en considération de facteurs temporels en porte-à-faux avec la doxa moderniste, passé et présent ne cessant de se heurter au sein d’une même dynamique, cette nostalgie d’un temps révolu étant au coeur du pro
pos de l’artiste. Révolution enfin hypertrophiée par l’obsolescence technologique, pour ne pas dire programmée, de notre société contemporaine. Le fait que son oeuvre évolue au gré des progrès techniques rend sa trajectoire à la fois passionnante et inquiétante. Car si lesdits progrès n’ont rien d’exceptionnel dans d’autres cas de figures, notamment photographiques, sans parler des arts d’obédience technologique, il est Vues de l’exposition « Wade Guyton, OS ». Whitney Museum of American Art, New York, 2012-2013. (Ph. R. Amstutz). Exhibition views at Whitney Museum of American Art, New York