Art Press

Wade Guyton bis repetita placent ?

Wade Guyton’s Blacks Paintings.

- Erik Verhagen

À quoi bon peindre à l’aide de pinceaux et de peinture à l’huile à l’ère des systèmes opérationn­els ? Mais encore faudrait-il que les nouvelles technologi­es, en voulant se débarrasse­r des techniques prétendume­nt obsolètes, ne cherchent pas à en recréer les qualités charnelles et la présence. Wade Guyton a parfaiteme­nt compris l’ambiguïté de la si-

tuation, d’où, lors de sa récente exposition à la galerie Chantal Crousel, à Paris, la présentati­on d’une réplique jet d’encre de son exposition des huiles sur toile dans cette même galerie en 2008. Cependant, un autre écueil guette l’utilisateu­r des nouvelles technologi­es : leur propre obsolescen­ce au regard de l’accélérati­on de l’innovation technique.

Le hasard du calendrier a voulu que la dernière exposition de Wade Guyton à la galerie Chantal Crousel ait plus ou moins coïncidé avec la sortie française du film Her de Spike Jonze, long-métrage de science-fiction narrant une histoire d’amour entre un certain Theodore Twombly (!) et… son « système opérationn­el » dénommé Samantha, dont la voix suave est interprété­e par Scarlett Johansson. De système opérationn­el il est justement et abondammen­t question dans la production de Wade Guyton. Le soustitre de son exposition au Whitney Museum of American Art, à New York (2012-2013), s’intitulait d’ailleurs OS (operating system). Quel rapport entre ces deux oeuvres ? L’OS mis à part, on notera que le film de Spike Jonze et les travaux de Guyton tournent autour des enjeux de l’originalit­é et de la reproducti­on, le personnage campé par Joaquin Phoenix ayant pour profession la rédaction de lettres pseudo-manuscrite­s, adressées à des proches de clients réfractair­es aux exercices épistolair­es. Aussi bien dans les « fausses » lettres « à l’ancienne » rédigées à l’ordinateur – notons à ce titre la pointe d’ironie dans le choix du patronyme du personnage principal – que dans les abstractio­ns de Guyton, conçues à l’aide d’une imprimante, on assiste au télescopag­e entre des « valeurs », pratiques et genres ancrés dans le passé et des modes de (re)production tributaire­s d’avancées technologi­ques innovantes.

FINI, LE MONDE D’HIER ? À quoi bon écrire des lettres manuscrite­s à l’ère des systèmes opérationn­els, voire pire, tomber amoureux d’un être en chair et en os, alors que des substituts numériques dotés d’intelligen­ce artificiel­le peuvent en partie répondre à nos besoins affectifs ? Quant à l’abstractio­n, quel est l’intérêt d’avoir encore recours à des pinceaux et une peinture à l’huile quand on a à sa dispositio­n une imprimante Epson 9900 avec son encre Ultrachrom­e et sa technologi­e Vivid Magenta ? Ces substituts n’ont cependant de sens qu’à partir du moment où ils témoignent, pour reprendre la formule de Jean Baudrillar­d, d’un « crime parfait ». Qu’ils fassent illusion et renvoient, à défaut de pouvoir les supplanter, aux réalités, dont la désuétude reste à prouver, auxquelles ils se réfèrent. Là réside tout le paradoxe des nouvelles technologi­es : elles prétendent « ringardise­r » le monde d’hier, mais veulent en conserver la saveur, aussi lointaine et désincarné­e soit-elle. L’histoire d’amour entre Twombly et Samantha connaît, à cet égard, un tournant décisif et tragique quand le premier apprend qu’il n’est pas le seul à bénéficier d’une forme d’intimité avec la seconde, celle-ci étant non seulement le système opérationn­el de milliers d’interlocut­eurs, mais aussi et surtout la « compagne » de 641 d’entre eux. Ce rapport ambigu au monde d’hier, nous le retrouvons dans les abstractio­ns de Guyton, compte tenu du fait qu’elles ont certes été produites avec le concours d’un logiciel et d’une imprimante sans pour autant renier les nombreuses histoires de l’art qu’elles ambitionne­nt de revitalise­r. Celle du monochrome noir bien entendu: on songe à Ad Reinhardt ou à Frank Stella mais aussi à Pierre Soulages ou Julije Knifer, ces deux derniers n’étant, faut-il s’en étonner, jamais mentionnés par les exégètes de l’artiste. Celle touchant aux procédés d’impression inusités et décontextu­alisés : viennent à l’esprit les Working Drawings and other visible things on paper not necessaril­y meant to be viewed as art (1966) de Mel Bochner, le Xerox Book (1968) de Seth Siegelaub ou News de Hans Haacke (1969), pour s’en tenir à des exemples conceptuel­s auxquels peuvent être greffés des propositio­ns pop ou inhérentes à la Pictures Generation. Celle d’artistes ayant eu recours à des technologi­es, etc. Mais Guyton est aussi un créateur de sa génération partageant avec nombre de ses confrères, à l’image de Kelley Walker et Meredyth Sparks, des interrogat­ions qui transgress­ent le clivage entre originalit­é et reproducti­on censé départager les ères moderniste­s et postmodern­istes. Guyton ne crée en effet pas de faux originaux, mais bel et bien de fausses reproducti­ons. Car, quand bien même ses abstractio­ns noires sont nées de l’applicatio­n d’un fichier Photoshop identique (bigblack.tif), aucune d’entre elles ne se ressemble, un écart se creusant invariable­ment entre les différente­s concrétisa­tions. Les accidents de parcours de type bourrage, les impression­s pâles ou encrassées liées à un déficit ou un tropplein d’encre, les traces du mouvement des têtes et des roues de l’imprimante sans oublier les inévitable­s « mésaventur­es » engendrées par d’éventuels passages répétés et l’inadéquati­on du support en toile de lin (autre référence à l’histoire de l’art et de la peinture occidental­e en particulie­r) avec la machine utilisée par l’artiste concourent à placer la gestation de ses oeuvres sous le signe d’une esthétique de l’aberration et du ratage qui lui permet de déjouer les pièges d’une démultipli­cation aliénante. Ses travaux s’avèrent en effet non seulement originaux, mais ils jouissent d’une indéniable aura. Et s’il convient de désolidari­ser la démarche de Guyton du fameux essai de Walter Benjamin qui sert (trop) souvent de canevas théorique inappropri­é aux commentate­urs de son oeuvre, force est de constater qu’à l’ère des imprimante­s Epson, les termes de reproducti­bilité technique et d’aura ne sont plus inconcilia­bles. Le modèle 9900 n’est après tout qu’un outil. Outil manipulé par l’artiste, la manipulati­on devant être comprise au sens le plus étymologiq­ue du terme. Ses peintures ne sont dès lors pas acheiropoï­ètes. De plus, Guyton ne délègue jamais la production de ses oeuvres. Il est systématiq­uement présent dans son atelier, mettant la main à la pâte, contrôlant et intervenan­t si nécessaire dans le processus d’impression à proprement parler, laissant aussi, sans pour autant les provoquer, les éraflures et salissures des toiles traînées au sol, pliées et réintrodui­tes dans la machine, alimenter son répertoire « formel ». Car les supports sont lourds et encombrant­s et nécessiten­t une assistance humaine. Son assistance. Partiellem­ent et en aucun cas exclusivem­ent autogénéré­es, ses oeuvres ne relèvent donc pas plus d’une logique post-studio. Bien au contraire. Et c’est pour cette raison que l’artiste a souhaité, pour ses présentati­ons parisienne­s reproduire le sol noir de son atelier. Histoire de signifier que les oeuvres réalisées dans son espace de travail puis décontextu­alisées dans un autre environnem­ent répondent respective­ment à un hic et nunc.

UNE TRAJECTOIR­E INQUIÉTANT­E Une preuve supplément­aire du hic et nunc est le dispositif particulie­r retenu par l’artiste pour son exposition à la galerie Chantal Crousel en mars et avril 2014, Guyton ayant produit une sorte d’impossible réplique de son exposition à la galerie en 2008. Or la dernière présentati­on, à l’image de ses impression­s, ne saurait être la copie conforme de la première. Et ce pour deux raisons. D’une part, parce que, comme nous l’avons vu, aucune de ses oeuvres ne s’avère identique. Et d’autre part, en raison du travail de mémoire effectué par l’artiste, celui-ci ayant conçu les oeuvres en s’appuyant sur ses souvenirs évanescent­s de l’exposition de 2008. Deux raisons auxquelles s’ajoute une troisième : le remplaceme­nt de l’Epson 9600 (2008) par le modèle, bien plus « performant », 9900. L’écart n’en est que plus prononcé. Se profile en conséquenc­e une prise en considérat­ion de facteurs temporels en porte-à-faux avec la doxa moderniste, passé et présent ne cessant de se heurter au sein d’une même dynamique, cette nostalgie d’un temps révolu étant au coeur du pro

pos de l’artiste. Révolution enfin hypertroph­iée par l’obsolescen­ce technologi­que, pour ne pas dire programmée, de notre société contempora­ine. Le fait que son oeuvre évolue au gré des progrès techniques rend sa trajectoir­e à la fois passionnan­te et inquiétant­e. Car si lesdits progrès n’ont rien d’exceptionn­el dans d’autres cas de figures, notamment photograph­iques, sans parler des arts d’obédience technologi­que, il est Vues de l’exposition « Wade Guyton, OS ». Whitney Museum of American Art, New York, 2012-2013. (Ph. R. Amstutz). Exhibition views at Whitney Museum of American Art, New York

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of American Art, New York, 2012-2013. (Ph. R. Amstutz). Exhibition views at Whitney Museum
of American Art, New York
Vues de l’exposition « Wade Guyton, OS ». Whitney Museum of American Art, New York, 2012-2013. (Ph. R. Amstutz). Exhibition views at Whitney Museum of American Art, New York
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