Art Press

Rebecca Digne

- Anaël Pigeat

Rebecca Digne a eu une autre vie avant d’entrer à l’École des beaux-arts. Elle a fait partie d’une troupe de cirque. Cette existence nomade, l’idée de la traversée, ont imprégné tout son travail depuis lors. Du 18 octobre au 20 décembre, elle présentera une série d’oeuvres récentes à la galerie Dominique Fiat, dans une exposition en duo avec Eva Nielsen qui l’a invitée à exposer avec elle.

La première formation de Rebecca Digne a été celle de la vie sur la route, avec la troupe de cirque de Victoria Chaplin, pour laquelle elle a été régisseuse de plateau. Puis elle est entrée dans une école de cinéma avant de choisir l’École nationale supérieure des beaux-arts. De ses vies précédente­s lui sont restés une référence permanente au cinéma, mais aussi un certain rapport à ce que l’on appelle « le faire ». Toutefois, peut-être en réaction à la vie de la troupe, son travail d’artiste a toujours été solitaire. Ses premiers films, alors qu’elle sortait tout juste des ateliers de Patrick Tosani et de Jean-Michel Alberola, sont réalisés avec une extrême économie de moyens. Ce sont des images fixes montées en plans très longs, presque des icônes dans lesquelles le hors-champ est essentiel. Kino-peinture (2008) montre une jeune fille assise dans une salle de cinéma, le regard tourné vers l’extérieur et non vers l’écran, comme si c’était son monde intérieur que Rebecca Digne voulait éclairer ; Jeanne (2007), très inspiré de la Passion de Jeanne

d’Arc de Carl Dreyer, est aussi un gros plan sur un visage qui regarde hors du cadre de la caméra ; et Mains (2010) est le portrait d’un homme dans une forêt, un SDF à Montreuil ou bien un vagabond du Moyen-Âge, les mains levées en signe de soumission ou de résistance.

LA VIDÉO COMME MATIÈRE

Il n’y a pas de message politique dans ces oeuvres qui sont plutôt une réflexion sur le temps, et une tentative de le montrer retenu. Il en va ainsi dans Matelas (2008), tourné en 16mm, qui montre une surface mouvante animée par un personnage que l’on ne voit pas. S’agit-il d’un instrument de repos, d’un abri de fortune ou bien de jeux d’enfants ? Il n’est pas possible de le dire, pas plus que de déterminer l’époque à laquelle cette scène appartient. C’est aussi une maison qui s’envole dans les airs et finit la tête en bas, que montre Datcha (2007), inspiré des paysages russes des films d’Andreï Tarkovski. Cette fois, les images ont été réalisées à l’ordinateur, puis l’écran a été filmé en Super 8, comme pour brouiller les pistes du temps et mieux explorer les voies de l’inconscien­t. Une nouvelle étape s’est ensuite dessinée dans le travail de Rebecca Digne : elle a com-

mencé à utiliser la vidéo comme matière même de ses oeuvres. Ses images sont devenues des prolongeme­nts directs de sa pensée. Les titres sont d’ailleurs signifiant­s à cet égard, simples et directs, qualifiant sans ressenti ce qui défile à l’écran. La plupart tournent en boucle, comme pour échapper à la perspectiv­e d’un éventuel retour – celui sans lequel le voyage sur la route est plus beau. Elle a réalisé une série de très courts films d’après des gestes, pour en souligner l’urgence. Cueillir (2010) montre deux hommes en train d’attraper des mûres et de les manger depuis une barque sur une rivière. Il y a là quelque chose de bachique. On les voit à travers des feuillages qui sont comme une page sur laquelle les images s’impriment. L’oeil de la caméra, celui de l’artiste, se trouve à la hauteur exacte des cueilleurs. Dans Creuser (2011), on voit des mains retourner de la terre avec une pelle, inlassable­ment : avec leur fort grain, ce sont aussi des territoire­s parcourus que ces images révèlent. Tournés en Super 8, ces deux films ont été transférés en vidéo.

TERRITOIRE­S RÉVÉLÉS

Avec sa résidence à la Rijksakade­mie à Amsterdam, Rebecca Digne a encore franchi une étape dans sa pratique. Elle a installé deux oeuvres dans l’espace : Rassembler (2011) et Fouiller (2011). Le bruit des projecteur­s de 16mm donne à la salle à la fois une certaine fixité et quelque chose d’inquisitor­ial. Il est assurément question de déplacemen­t et d’exil dans ces images où l’on voit des personnage­s remplir des sacs de vêtements, mais on ne sait pas très bien s’il s’agit d’un début ou d’une fin. Il n’y a d’ailleurs ni début ni fin. Seulement l’instant présent, sans narration ni représenta­tion, dont la seule intensité permet de surmonter le sentiment de mélancolie qu’il dégage. Cette recherche dans l’espace se prolonge à travers Climats (2013), réalisé à l’occasion de la résidence de Rebecca Digne au Pavillon du Palais de Tokyo. Avec cette oeuvre, elle est parvenue à évoquer de nouveau des territoire­s, mais en s’éloignant de toute dimension autobiogra­phique. Peut-être parce que cette époque est celle de son retour en France après de longues années à l’étranger. Elle a tourné en vidéo et, pour la première fois, a utilisé le son. Climats ne correspond plus aux gestes bruts qui ont habité son travail jusque-là. L’oeuvre révèle les nouveaux outils qu’elle est en train de s’approprier : ceux du cinéma. Elle a construit son décor, une table de métal qui sert aussi de ligne d’horizon dans un paysage abstrait ; elle a ramassé au Japon une pierre dont la forme évoque une trace de main dans la terre ; on retrouve l’eau qui tombe en gouttes de pluie. La caméra tourne autour de la scène dans un lent travelling, et un projecteur apparaît même dans le champ. L’oeuvre n’est plus une extension de la pensée mais révèle et assume le geste qui consiste à filmer. Ce développem­ent se poursuit aujourd’hui à travers une oeuvre en cours, Couleurs primaires

et gestes primitifs, qui sera tournée en vidéo dans une cristaller­ie. Cette fois, ce sont les outils de l’écriture filmique que Rebecca Digne nous révèle en entrelaçan­t des images de sources différente­s. On y voit des brouettes de poudre de couleurs, ce sont des objets qui indiquent une fois de plus un état en transition, un moment de passage. Jusqu’à présent, Rebecca Digne avait fabriqué quelques objets pour installer ses images ; un travail plus complexe de l’image la conduira vers de nouveaux objets.

 ??  ?? « Climats ». 2014. Vidéo HD, 6 min, couleur (Tous les visuels, court. galerie Jeanine Hofland Amsterdam). “Climates.” Color HD video
« Climats ». 2014. Vidéo HD, 6 min, couleur (Tous les visuels, court. galerie Jeanine Hofland Amsterdam). “Climates.” Color HD video
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