Art Press

La demeure Bonello

- Emmanuel Burdeau

On en a beaucoup parlé à Cannes, il sort en salles le 24 septembre, c’est le Saint Laurent de Bertrand Bonello. Simultaném­ent, le cinéaste est l’invité du Centre Pompidou pour une carte blanche : Bertrand Bonello, résonances. Cinéma et musique. Exposition, créations, rétrospect­ive (jusqu’au 26 octobre). Ajoutons la parution d’un livre aux Prairies Ordinaires,

Bertrand Bonello, Films fantômes, sous la responsabi­lité d’Emmanuel Burdeau qui nous sert aussi de guide dans cette riche actualité.

Le nouveau film de Bertrand Bonello bascule au moyen d’une simple phrase. Yves Saint Laurent n’a pas quarante ans mais il est déjà une star. Il a inventé la robe Mondrian et son smoking a bouleversé la silhouette de la femme. Andy Warhol le considère comme son égal, l’autre plus grand artiste de la fin du 20e siècle. Pierre Bergé a vendu à milliards son nom et ses créations. Des boutiques de prêt-à-porter Saint Laurent ont ouvert dans toutes les grandes villes, il y a des accessoire­s à sa griffe dans chaque magasin, et les vestiaires des boîtes de nuit parisienne­s débordent tant de ses manteaux, ou des copies de ses manteaux, qu’Yves repartirai­t volontiers avec tous. Pour quoi faire ? Pour, en les brûlant, se donner un peu d’air, enfin. C’est que le couturier en est arrivé à un stade où la gloire l’accable. Comment continuer de créer ? Où trouver l’inspiratio­n quand, sur votre route, vous ne rencontrez que vous-même, ou la copie de vousmême? Yves sent que ses forces l’abandonnen­t, et peut-être son talent aussi. C’est à ce moment qu’il lâche la phrase au moyen de laquelle bascule le film : « Je n’en peux plus de me voir. »

VOIX FLUETTE ET AUTORITAIR­E

Saint Laurent quitte à partir de là le début des années 1970 pour la fin des années 1980. Ce n’est plus Gaspard Ulliel qui interprète le rôletitre, mais Helmut Berger, acteur fameux pour avoir joué dans plusieurs grands films de Luchino Visconti, dont les Damnés (1969) et Ludwig, le crépuscule des dieux (1972). Bonello filme, à son tour, un crépuscule. Seul dans son immense appartemen­t de la rue de Babylone, Saint Laurent est abîmé par l’âge, les médicament­s et la drogue, ses cheveux ont la couleur jaunâtre de ceux de Johnny Hallyday, mais il garde le port d’un prince, fût-il déchu – quelque chose d’un dieu, en effet. Dans ces scènes, le couturier a le corps du septuagéna­ire Helmut Berger, mais la voix, fluette et autoritair­e à la fois, continue d’appartenir à Gaspard Ulliel, son cadet de quarante ans. L’idée est très belle. C’est indissocia­blement une idée de casting et une idée de structure. Une idée physique et une idée narrative. L’incarnatio­n comme montage et le montage comme incarnatio­n. L’idée est si belle, et si simple, qu’elle a valeur de signature pour le travail que mène Bonello depuis une quinzaine d’années (son premier long-métrage, le rare

Quelque chose d’organique, date de 1998). Un temps confidenti­el, ce travail a franchi un cap avec les 220 000 entrées de l’Apollonide, souvenirs de la maison close (2011). Le nouveau cap qu’il est sur le point de franchir pourrait s’avérer plus décisif encore. Nous célébrons en effet une double actualité. Le 24 septembre sort

Saint Laurent. Les frères Éric et Nicolas Altmayer passèrent commande de ce projet ambitieux, d’un budget trois fois supérieur à ceux auxquels le cinéaste est accoutumé, après avoir été saisis par la somptuosit­é décadente de l’Apol

lonide. Mais le Saint Laurent de Bonello eut à pâtir de l’existence d’un projet concurrent, l’Yves Saint Lau

rent de Jalil Lespert, avec Pierre Niney, sorti au début de l’année, ainsi que de l’opposition de Pierre Bergé. Depuis, celui-ci semble avoir

fait marche arrière. C’est donc dans un contexte a priori apaisé qu’a lieu la sortie de ce film à la fois fluide et découpé en blocs, fidèle et traversé d’audaces. Au même moment se tient au Centre Pompidou, jusqu’au 26 octobre, un événement intitulé Bertrand Bo

nello, Résonances. L’événement conjugue une rétrospect­ive, une exposition et des créations, la représenta­tion de la totalité des films du cinéaste – une douzaine, en comptant les courts-métrages et les essais – dans un cadre et selon un dispositif original, une performanc­e d’Ingrid Caven, la projection du « poème cinégraphi­que » de Dimitri Kirsanoff, Brumes d’automne (1929), accompagné­e de plusieurs musiques… Et bien d’autres choses propres à mieux faire connaître une oeuvre qui compte parmi les plus singulière­s du cinéma contempora­in. Les plus intéressée­s, aussi, par la dissemblan­ce et la métamorpho­se. La substituti­on physique mais non vocale d’un acteur à un autre, dans

Saint Laurent, fabrique en douceur une sorte de monstre, un hybride jeune et vieux à la fois. Le bond dans le temps interrompt la linéarité du récit pour créer un trou d’air. À quelle fin ? Saint Laurent l’a dit : il n’en peut plus de se voir. Bonello lui fait dès lors don d’un flash-forward grâce auquel le couturier peut cesser un peu de se voir, mais aussi se voir autrement, à une autre distance et sous un autre jour. Le personnage va en effet changer de position à l’intérieur du film. Il en devient le spectateur, celui qui regarde au lieu d’être regardé : les souvenirs de sa mère et de son enfance à Oran, les Damnés à la télévision, la chambre de Marcel Proust dans laquelle, fût-ce en imaginatio­n, il va enfin oser pénétrer… C’est de cette façon que le génie déprimé va rassembler l’énergie et l’inspiratio­n qui lui faisaient défaut pour créer ce que beaucoup considèren­t comme son plus grand défilé : c’est avec la représenta­tion, en écrans divisés façon Mondrian, de

Opéra-Ballet russe, en 1976, que le film atteint son sommet.

SEMBLABLE ET DIFFÉRENT

Fractionne­r les incarnatio­ns et diviser les cadres, se faire ou se refaire ainsi à la fois une difformité et une gloire nouvelle. Ce n’est pas autrement que Bonello a procédé quand, à la suite de Serge Bozon, d’Albert Serra et de Wang Bing mais selon une autre formule, il a répondu à l’invitation d’occuper le sous-sol de Beaubourg. Il a eu soin de rendre son travail semblable et différent. S’il n’a rien changé – ou si peu –, c’est pour que tout soit différent, ainsi qu’il est enseigné chez l’un de ses maîtres, Luchino Visconti, et chez un autre, Jean-Luc Godard. La commande concernait les rapports entre cinéma et musique, images et sons. En toute logique, puisque Bonello a été musicien avant de devenir cinéaste. Il continue de composer des albums et la bande originale de certains de ses films. Il a signé en 2006 un moyenmétra­ge expériment­al spirituell­ement titré My New Picture qui consiste en l’écoute d’une musique, au casque, par l’actrice Sabrina Seyvecou. Plus récemment, il a extrait Ingrid Caven, musique et

voix, d’un concert donné par l’actrice et chanteuse, muse de Rainer Werner Fassbinder et de Jean-Jacques Schuhl. C’est d’abord, on le sait, par les rapports de l’image et du son, du corps et de la voix, que le cinéma diffère de lui-même. Dans cette perspectiv­e, Bonello a souhaité que soit présentée dans une salle la seule bande-son de films amputés de leurs images : le Parrain de Francis Coppola et Brigadoon de Vincente Minnelli, Critique de la séparation de Guy Debord et Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard, et un porno,

Dans la chaleur de Saint-Tropez de Gérard Kikoïne, enfin Saint Laurent même. Il a également souhaité que dans l’espace d’exposition, à droite en entrant, soient montrés sur des murs sept de ses films sous la forme d’un remix. Leurs images sont demeurées telles, mais une bande-son commune les unit, produit du mélange et les retravaill­e toutes. Elle circule entre eux, appartenan­t tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Et au milieu du même espace, la carcasse d’une voiture accidentée enlève à l’ensemble toute velléité d’harmonie et fait signe d’autres possibles de l’oeuvre. Un tel vestige apparaît en effet aux premières pages de l’un des projets non réalisés par Bonello, baptisés par lui « films fantômes » ou « films tombeaux ». Écrit au milieu des années 2000 et destiné à des acteurs anglo-saxons – Uma Thurman ? Casey Affleck ? –, la Mort de Laurie

Markovitch narrait un amour si fort que, suite à une blessure, l’homme demande à la chirurgie esthétique de lui refaire un nez à l’identique de celui de sa compagne. Refusant de s’arrêter en chemin, Richard voudra que la totalité de son visage soit une copie conforme de celui de Laurie. Mais il arrive que les vertiges de la ressemblan­ce soient pires que les vertiges de la dissemblan­ce, fûtce seulement parce qu’un peu de la première demeure toujours au sein de la seconde : l’aventure, on le devine, finissait mal. Quelques photos, un élément de décor et les voix enregistré­es pour la radio de Kate Moran et de Louis Garrel dessinent une idée fantôme de Laurie Markovitch, longtemps pseudonyme sous lequel Bonello signa certaines de ses musiques et dont le spectre traverse plusieurs de ses films. Un jeune révolution­naire en raconte l’anecdote, dans le Pornograph­e (2001). Dans

De la guerre (2008), le cinéaste interprété par Mathieu Amalric en résume le projet à Léa Seydoux, terminant par ces mots : « Et le type disparaît, à l’intérieur d’elle. » Non loin de là, sur un autre mur, Isild Le Besco s’avance dans le couloir d’un hôtel, fragile silhouette en sévère chignon blond et tailleur gris souris. C’est l’unique scène tournée par Bonello d’un autre film tombeau. Le magnifique Madeleine

d’entre les morts s’est hélas avéré irréalisab­le pour des raisons de droits. Le projet était de proposer un remake de Vertigo d’un genre inédit. Bonello reprenait l’histoire du chefd’oeuvre de Hitchcock, non pas du point de vue masculin, celui de l’expolicier atteint d’acrophobie, mais du point de vue féminin, depuis le moment où la banale Judy – redevenue Renée, comme dans le roman de Boileau-Narcejac – est engagée pour se glisser dans la peau de la sublime Madeleine. La tragédie d’un homme fasciné par une femme mutait ainsi en tragédie d’une femme fascinée par une autre, plus grande qu’elle, qui existe et n’existe pas, la manigance voulant que Madeleine soit hantée par le fantôme d’une aïeule. Un léger déplacemen­t le long de la spirale hitchcocki­enne faisait donc disparaîtr­e Renée à l’intérieur de Madeleine… Ce qui n’a pas été possible avec Vertigo, Bonello l’accomplit dans Saint Laurent. Un quart de tour, un quart de détour dans l’ordre des points de vue et des incarnatio­ns y suffit pour tout reconsidér­er à neuf. Défigurati­on, refigurati­on. Constructi­on d’un split

cinema voué à refaire les films et

SAME AND DIFFERENT

Fractionin­g incarnatio­ns by dividing screens, becoming or re-becoming deformed and finding new glory. That is how, following on from Serge Bozon, Albert Serra and Wang Bing, but in a different way, Bonello responded to the invitation to occupy the Pompidou’s basement. He carefully made his work both the same and different. If he has changed nothing—or very little—it is in order to make everything different, following the lesson of two of his masters, Luchino Visconti and Jean-Luc Godard. The commission concerned relations between cinema and music, images and sounds. Logically enough, Bonello was a musician before he became a filmmaker. He still composes albums and, sometimes, the sound tracks for his films. In 2006 he made an experiment­al medium-length film wittily titled My New Picture consisting quite simply of actress Sabrina Seyvecou listening to music on headphones. More recently he extracted Ingrid Caven, musique et

voix from a concert given by the actress and singer, muse of Fassbinder and Jean-Jacques Schuhl. It is, as we know, in the relations between image and sound, body and voice, that cinema differs from itself. In this regard, Bonello wanted to have sound tracks of films presented in their own room, without their images: The Godfather by Coppola and Brigadoon by Minnelli, Critique de la séparation by Debord and Nouvelle Vague by Godard, plus a porn flick, Dans la chaleur de Saint-Tropez by Kikoïne.

And finally, Saint Laurent itself. He also wanted to have a remix of seven of his films shown on the Page de gauche / page left: « Ingrid Caven, musique et voix ». 2012. Ci-dessus / above: « My New Picture ». (« Madeleine d’entre les morts »). 2006. Avec/ with Isild Le Besco right as one enters the exhibition space. In this mash-up, the images remain as they were, but they are reworked by a shared sound track, which generates a mixing effect. They circulate, attaching now to this, now to that neighbor. In the middle of the space, the carcass of a crashed car smashes any possible harmony and suggests other possibilit­ies within the work.

GHOST FILMS

A wreck of this kind appears on the first pages of one of Bonello’s unrealized projects, which he calls “ghost films” or “tomb films.” Written in the mid-2000s with American actors in mind—Uma Thurman? Casey Affleck?— La

Mort de Laurie Markovitch is about a man so in love that, after being wounded in an accident, he asks the plastic surgeon to give him a new nose identical to his partner’s. He then decides to go the whole way and get a face identical to Laurie’s. But sometimes the headiness of resemblanc­e is worse than nonresembl­ance, if only because something of the latter always remains in the former. This story, readers will have understood, does not have a happy ending. A few photos, elements from a set and voices of Kate Moran and Louis Garrel recorded for the radio give a ghostly outline of Laurie

Markovitch, long the pseudonym used by Bonello for some of his music, a specter that haunts several of his films. A young revolutio- nary tells the story in Le Porno

graphe (2001). In De la guerre (2008), the filmmaker played by Mathieu Amalric sums up the project to Léa Seydoux, concluding: “And the guy disappears, inside her.” Not far from there, on another wall, Isild Le Besco moves down the corridor of a hotel, a fragile silhouette with a strict blond chignon and mouse-grey skirt-suit. This is the one scene shot by Bonello from another tomb-film. The magnificen­t Madeleine d’entre les

morts turned out to be impossible to make, sadly, for reasons of copyright. The idea was to propose a remake a unique remake of Ver

tigo. Bonello went back over the history of Hitchcock’s masterpiec­e, not from the male point of view, that of a former cop suffering from acrophobia, but from the woman’s point of view, from the moment where the banal Judy— now Renée again, as in the Boileau-Narcejac novel—is hired to slip into the skin of the sublime Madeleine. The tragedy of a man fascinated by a woman thus turns into the tragedy fascinated by another woman, who is greater than her, who exists and does not exist, the trick requiring that Madeleine should be haunted by the ghost of an ancestor. A slight displaceme­nt along the Hitchcocki­an spiral thus made Renée disappear inside Madeleine. What he could not do in Vertigo, Bonello has achieved in Saint

Laurent. A quarter turn, a quarter detour in the order of viewpoints and incarnatio­ns is enough for everything to be reconsider­ed in a new way. Disfigurem­ent, refiguring. This is the constructi­on of a split-cinema designed to remake films and faces, other people’s films and his own, in a movement that suspends identities and belongings.

EROTICISM AND TERATOLOGY

Such was already the heart of

Tiresia (2003), in which a transsexua­l sequestrat­ed by an aesthete becomes (again) not only a man, but a blind man predicting the future, a seer. (Re-)becoming another and thus making oneself capable of all metamorpho­ses, all visions. It is also the heart of Cindy,

the Doll is mine (2005), a short film about Cindy Sherman, with—

angle— Asia Argento in brown in the role of the artist, and— reverse

angle— the same as a blonde, in the role of the model. If only we could enter and exit ourselves like a house. Or, conversely, enter and exit a house as if it were an alternativ­e version of the self, an avatar. That is the argument of

L’Apollonide, the name of a brothel shared between the end of the nineteenth century and the beginning of the twentieth century, where the prostitute­s go in circles, both happy at the luxury there and damned by their profession. That is what at stake in De la guerre, in which Bertrand, the filmmaker played by Amalric, experience­s a strange ecstasy spending the night in a coffin, then joins in the chateau an equally strange sect from which he hopes to learn to “be in.” “I was there,” said Romane Bohringer in Quelque chose d’orga

nique, “and that is the most beautiful thing there is.” Another sentence that turns everything around. Eroticism and teratology, gentle violence and dark humor. There is a recurrent wish in Bonello. His search for an impossible place where he could be there, in

it. It is the fantasy that a woman has, of gouging out her eyes so as to have two more holes for the man to take her. Screens and crevices. Airholes and black holes. A new body is born, on the ruins of an old one. A body or two, the same or another, interior or exterior. Go and see Saint Laurent. And, just after leaving, go back, and go down to the basement of the Pompidou Center.

Translatio­n, C. Penwarden Critic Emmanuel Burdeau was editor of Cahiers du cinéma from 2004 to 2009

and is an editor at Capricci, where he has published Passion de Tony Soprano (2010), Sympathy for the Devil: entretien avec Monte Hellman (2011), and Vincente Minnelli (2011).

 ??  ?? Page de gauche / page left: « Saint Laurent ». 2014. Avec Gaspard Ulliel. G. Ulliel as Saint Laurent Ci-dessus / above: « My New Picture ». (« La Mort de Laurie Markovitch »). 2006. Avec/ with Clotilde Hesme.
Page de gauche / page left: « Saint Laurent ». 2014. Avec Gaspard Ulliel. G. Ulliel as Saint Laurent Ci-dessus / above: « My New Picture ». (« La Mort de Laurie Markovitch »). 2006. Avec/ with Clotilde Hesme.
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