SUSAN SONTAG pour un projet critique
Susan Sontag Tout et rien d’autre Conversation avec Jonathan Cott Traduit de l’anglais par Maxime Catroux Climats
Galvanisant ! C’est le mot qui vient à l’esprit après avoir lu ces entretiens de Susan Sontag avec Jonathan Cott, réalisés en 1978, dont un tiers seulement avait paru à l’époque dans le magazine Rolling Stone (1). C’est donc un ouvrage totalement inédit en français qui est publié aujourd’hui. Sontag y livre un autoportrait pudique et franc à la fois, dans une langue recherchée, juste, singulière. Difficile de ne pas penser à Roland Barthes, qu’elle admirait et sur lequel elle a écrit. En 1978, Sontag, qui décédera en 2004, est au faîte de sa gloire. Elle vient de publier deux de ses essais majeurs, la Maladie comme métaphore et Sur la photographie. Elle accepte volontiers ces entretiens – qui ont lieu à Paris et à New York, les deux villes où elle partage alors sa vie – car elle aime le dialogue créatif, qui brise la solitude de l’écrivain. Et elle se prête ici au grand art, devenu si rare, de la conversation, « le principal instrument de ma salvation », notait-elle dans son Journal. On lit Tout et rien d’autre d’une traite. On le relit et on en retient quelques thèmes essentiels. « Tout ce qui m’arrive me fait penser », dit d’emblée Susan Sontag, et cette affirmation est décisive car elle définit son projet intellectuel qui est, dit-elle, « un projet critique au sens le plus profond du terme ». Ainsi, quand elle découvre qu’elle a un cancer, elle se met aussitôt à réfléchir à la maladie. « Ce que je veux, c’est être au coeur de ma vie, être là où l’on se trouve contemporain de soi-même », précise-t-elle. Pas de distance, pas de détachement dans ce texte sur la maladie, l’un des seuls, avec celui contre la guerre du Vietnam, qu’elle jugea « utile ». Elle conseille, par ailleurs, de ne pas interpréter la maladie, qui existe réellement. À propos d’un autre thème, quand Jonathan Cott l’interroge sur les années 1970, Susan Sontag se dit choquée par la virulence de l’anti-intellectualisme et du discrédit du modernisme et de l’avant-garde. Avant, ses amis se passionnaient pour Godard ou Robbe-Grillet ; maintenant, par un snobisme paradoxal, ils prétendent admirer Colette… Elle refuse catégoriquement cette tendance et continue à défendre Schönberg, Joyce ou Merce Cunningham. Elle se définit comme esthète et moraliste, dit vouloir se changer tout le temps, confie que le rock a bouleversé son existence – Johnny Rae fut sa révélation, un vrai choc physique – et que sa passion pour la photographie est dévorante. Pour elle, c’est l’Art par excellence qui reflète toutes les contradictions et les équivoques de la société de consommation du 20e siècle. Ce que confirment, sans l’écrire, Henri Cartier-Bresson ou Richard Avedon, que Sontag a connus personnellement. Dans ce passage, elle évoque également Alfred Stieglitz et ses photographies des ciels d’été au- dessus du lac George, au nord de l’État de New York – « extraordinaires, de véritables oeuvres d’art », s’enthousiasme-t-elle, « dont l’éclat rappelle celui des peintures de Rothko ». consiste à rejeter la distinction entre pensée et sentiment, la différence entre écriture masculine et écriture féminine ; tout cela lui semble faux. Elle prend l’exemple de la philosophe Hannah Arendt considérée, ditelle, « comme un écrivain auto-identifié au masculin ». Certes, c’est une femme mais qui s’inscrit dans une tradition masculine et qui ne se demanda jamais si elle aurait dû philosopher « en tant que femme »… Et Sontag d’insister : les femmes doivent rechercher le pouvoir dans tous les secteurs, leur émancipation n’est pas qu’une question de droits. Et de conclure qu’elle aimerait que les femmes soient plus masculines et les hommes plus féminins, que cela rendrait à ses yeux le monde plus attirant. Pour ce qui concerne Sontag, l’écriture est désexualisante : « C’est d’ailleurs l’une de ses limites » , dit- elle. Le corps écrivant est bousculé – mal au dos, aux poignets, migraines –, le désir sexuel s’étiole. Faudraitil choisir, et comment, entre toutes ces pulsions – penser, écrire, aimer, faire l’amour une petite heure – qui nous traversent ? Non, car une sorte d’urgence, qu’on pourrait dire culturelle, s’impose à nous : on va où il nous faut être. À la fin de ces entretiens, Susan Sontag signe des phrases définitives qui structurent son « projet critique ». On en citera quelquesunes particulièrement marquantes : « Je suis fascinée par ce qui n’est pas moi » ; « Je prends soin du monde » ; « J’aime ne pas savoir où je vais, mais être bien engagée dans le chemin » ; « Je crois aux nouveaux commencements ». Dernière phrase qui, plus de trente après, conserve sa force subversive, mais noircie d’inquiétudes et de menaces.
François Poirié