Juan Fortuna
Christian Bourgois Juan Fortuna restitue une enquête, celle conduite par le narrateur après l’évaporation de son frère cadet, à l’âge de 30 ans. Suivre le fil du deuxième livre de Jean-Philippe Rossignol est pourtant une gageure : les années qui précèdent cette mystérieuse disparition dessinent un destin invraisemblable, comme si Juan Fortuna avait plusieurs vies, ou même, était plusieurs personnes. Né en 1979 dans une famille bourgeoise de Buenos Aires, il voyage, assiste à un meurtre, travaille dans un hôpital où il se montre attentionné et respectueux, réalise un film avec sa mère pour actrice qui, entre désir et folie, rejoue avec cruauté leur relation filiale hystérique, se lance, sous l’influence de son cousin, dans une piraterie informatique qui flirte avec le terrorisme… L’intensité de cette existence toute d’excès est servie par une langue nerveuse, associant phrases courtes, ellipses et anaphores qui tiennent en haleine quand elles ne donnent pas le sentiment d’étouffer. Pourtant, Juan Fortuna n’est pas un roman d’aventure. On a d’ailleurs du mal à qualifier de roman cet objet hybride tant Rossignol, dans le prolongement de Vie électrique (2011), monte des fragments qui s’affranchissent de toute idée d’unité et permettent des échappées hors du déroulé du récit, à l’instar de ce retour sur Psychose et Anthony Perkins. On s’attachera donc moins à ce feu follet qu’est Juan Fortuna qu’à ces courts chapitres, où Rossignol est souvent très bon. Témoins les pages, nourries par l’expérience de l’auteur, sur Juan officiant dans un service de gériatrie. Elles sont belles, sensibles et sans doute justes : là, « ce n’est pas la mort qui est scandaleuse, c’est la vie qui bataille pour donner une apparence à ce qui n’a plus de forme ». D’Antoine Boute, écrivain et performer belge né en 1978, noyau du groupe poétique Armée noire avec Charles Pennequin, on connaît souvent les vidéos en ligne (lectures, divagations, installations de gens). Ainsi la Grande réconciliation finale (2010), où Boute filme un marécage pendant trois minutes, expliquant en voix off que, sous l’eau, les invités d’un festival qu’il a organisé sont en train de méditer. La boue, la forêt, l’idiotie sont des ingrédients hautement boutiens qu’on retrouve dans S’enfonçant, spéculer, roman policier ironique et métatextuel, où le lecteur est mené en barque jusqu’au fond d’un puits, et vers un dénouement qu’Aristote aurait fermement réprouvé. La matière de ce texte n’est pas neuve : on la trouve déjà dans le recueil Tout public (2011) entre autres. Le narrateur, Freddo, auteur de polars, rencontre une fille apparemment toxique, Valéria, qui se définit comme « une galeriste qui vend des oeuvres d’artistes qui n’existent pas » et qui lui demande son aide pour délivrer son beau-fils, Antoine (comme Boute), d’une armoire où elle le croit enfermé, au fond de la forêt, dans une sorte de château hanté à la fois par un réseau de prostitution et une bande d’artistes nommée « l’Entreprise d’Optimisation du Réel ». Tandis qu’il s’enfonce dans la forêt puis dans la demeure, puis dans Valéria, discutant avec elle, s’étalant dans la boue, buvant de l’alcool, Freddo spécule sur son prochain roman, qu’il veut « charnel, organique, trash » mais surtout psychopathe, l’auto-engendrement s’y confondant avec l’auto-dévoration. OEuvre d’art contemporain en forme miroir, S’enfonçant, spéculer est un roman-dispositif où le lecteur fait partie de la performance : on y devient le jouet d’un suspense d’un genre nouveau, fondé sur le piétinement.