Art Press

Richard leydier

Histoire

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Voilà au premier abord un drôle de sujet, qui nous permet de mesurer l’évolution des moeurs sanitaires sur plus de cinq siècles. La Toilette – Naissance de l’intime est l’oeuvre de Georges Vigarello et Nadeije LaneyrieDa­gen. Le premier est historien, auteur de remarquabl­es études sur l’histoire des pratiques et des représenta­tions du corps (dernièreme­nt le Sentiment de soi, Seuil). Quant à Nadeije Laneyrie-Dagen, elle a publié de nombreux essais ( notamment l’Invention du corps et l’Invention de la nature, Flammarion). Elle travaille sans doute depuis longtemps sur ce thème de la toilette, puisqu’elle l’abordait déjà dans un ancien numéro d’artpress 2 consacré au musée du Louvre (1) ; elle y disséquait en détail le célèbre tableau représenta­nt Gabrielle d’Es-trées au bain avec sa soeur la duchesse de Villars. C’est d’ailleurs une autre version de cette oeuvre, plus habillée et tout aussi anonyme, qui ouvrirait presque le parcours de cette exposition, laquelle s’achève sur la réinterpré­tation tramée qu’en fit Alain Jacquet ( Gaby d’Estrées, 1965). Entre la favorite d’Henri IV, et la promesse d’épousaille­s par ce dernier que le tableau officialis­e de manière discrète, et les femmes de Jacquet, dont le regard effronté nous inviterait presque à les rejoindre dans la baignoire, on mesure le cheminemen­t de quatre siècles d’émancipati­on féminine. Cette exposition montre en effet que la toilette est un espace qui se ferme progressiv­ement sur une intimité, laquelle conduit à l’avènement d’une conscience de soi, par le tête à tête avec son propre corps notamment dans le miroir. Mais si cet espace se clôt dans la réalité, il s’ouvre parallèlem­ent aux regards extérieurs par le biais des peintres, qui bien souvent sont des hommes. Durant le Moyen Âge, on se baigne dans les châteaux seigneuria­ux et dans des bains publics, mais les représenta­tions du bain relèvent davantage de la mythologie et de l’allégorie. À la Renaissanc­e et au 17e siècle, on accuse l’eau de transmettr­e des maladies contagieus­es, si bien que la toilette devient sèche. On s’essuie avec des linges, et les dames fortunées changent quotidienn­ement de vêtements car on pense ainsi se débarrasse­r des pa- rasites. La jeune servante qui presse une puce entre ses ongles dans le tableau de Georges de la Tour (Musée de Nancy) possède sans doute une unique tunique. Au 18e siècle, l’eau revient progressiv­ement sous la forme d’ablutions légères, et le moment de la toilette devient prétexte à grivoiseri­e. Les quatre tableaux de Boucher commandés par le financier Randon de Boisset sont réunis ici pour la première fois depuis bien longtemps. Précédant les stratégies de dissimulat­ion mises en oeuvre par Khalil Bey et Jacques Lacan avec l’Origine du monde de Courbet, deux scènes charmantes couvraient deux toiles bien plus osées où la même jeune femme urine dans un bourdalou (pot de chambre) ou relève ses jupes. L’ère néoclassiq­ue est plutôt pauvre en représenta­tions de la toilette. Tout change à la fin du 19e avec l’arrivée des baignoires dans les étages des habitation­s, puis de l’eau courante. Les peintres, obnubilés par la représenta­tion du corps et l’expériment­ation formaliste, font poser des prostituée­s ou leurs compagnes. Manet esquisse rapidement le magnifique mouvement d’une femme qui se coiffe, Degas saisit les femmes se lavant dans le tub. Bonnard, lui, représente à plusieurs reprises son épouse dans la baignoire, notamment dans un petit tableau dont Nadeije Laneyrie-Dagen relève à juste titre la dimension mortuaire. Au 20e siècle, cette toilette devient particuliè­rement inquiétant­e, avec la Femme à la montre de Picasso, la Femme se coiffant de Julio Gonzalez ou encore chez Wifredo Lam. Avec la naissance des grandes firmes cosmétique­s et de la publicité (Erwin Blumenfeld, Bettina Rheims), la représenta­tion des chairs prend un tour particuliè­rement clinique. D’un point de vue iconologiq­ue, certaines oeuvres se révèlent extrê- mement codées. Dans un tableau du 17e siècle d’après Abraham Bosse, un homme observe le ciel à l’aide d’un télescope tandis qu’une femme s’absorbe dans la contemplat­ion de son reflet sur le miroir : l’homme est doté d’une « longuevue » tandis que la femme, coquette et frivole, se distingue par une vue à courte échéance. Dans le très beau Nicolas Regnier du musée de lyon, on aura noté la curieuse symétrie entre la tête de la jeune fille et le pot de chambre discrèteme­nt glissé derrière le miroir. Et ailleurs, on aura saisi les métaphores sexuelles que sont les petits chats jouant avec les pelotes de fil pendant entre les jambes des dames. Décidément, pour un sujet en apparence anodin, la toilette nous en aura appris beaucoup sur la nature humaine. La Toilette. Naissance de l’intime Musée Marmottan Monet, Paris 12 février - 5 juillet 2015

 ??  ?? Alain Jacquet. « Gabrielle d’Estrées » 1965. Sérigraphi­e quatre couleurs sur toile. 119 x 172 cm. (Court. Comité Alain Jacquet et galerie GP & N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet) Four-color silkscreen print on canvas
Alain Jacquet. « Gabrielle d’Estrées » 1965. Sérigraphi­e quatre couleurs sur toile. 119 x 172 cm. (Court. Comité Alain Jacquet et galerie GP & N Vallois, Paris © Comité Alain Jacquet) Four-color silkscreen print on canvas

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