ALBERT SERRA
Ainsi filme Albert Serra : argument en tête, mais sans scénario écrit sous le bras, il emmène vivre son équipe sur le ou les lieux de tournage choisis. C’est important, dit-il, que les acteurs, tous non-professionnels – mais certains travaillant avec lui depuis longtemps, et même amis d’enfance –, rompent avec leur vie quotidienne pour mieux pénétrer la vie de leurs personnages. Les dialogues leur sont communiqués au fur et à mesure, parfois reçus au moyen d’une oreillette, le réalisateur dictant les répliques pendant le tournage. Des dizaines d’heures, voire des centaines sont tournées. Serra traque les réactions les plus spontanées, les comportements les plus candides suscités par les situations qu’il crée. Vient ensuite un très long et sophistiqué travail de montage, travail d’orfèvre : une réplique peut venir répondre à une autre, piochée dans un autre dialogue. Serra s’autorise aussi de discrètes incrustations dans l’image… Cette minutie réalise dans le cinéma ce qui se rapproche peut-être le plus du travail de l’écriture. Albert Serra (né en 1975) navigue à vue, c’est une sorte d’opportuniste qui tire profit de ce qui se présente à lui, considérant les obstacles comme des défis à relever. Il conduit de la même façon sa vie professionnelle. Choisi pour représenter la Catalogne, le voici lui-même dans une situation sur laquelle il a eu l’occasion d’ironiser. Comment vas-tu te débrouiller, Albert, pour présenter un film narratif à la Biennale, toi qui te moquais des installations vidéo dans les grandes expositions, parce qu’aucun visiteur n’a jamais la patience de les regarder plus de deux ou trois minutes (1) ? Réponse : c’est l’occasion de mener à bien un projet plus difficile, qui permet plus d’ironie. Est-ce à dire que pour être fidèle à ta conception du cinéma, tu dois marquer une distance par rapport aux conditions qui te sont offertes, comme une distance vis-à-vis de toi-même ? Le film pour Venise, tourné en partie en Irlande, en partie en Catalogne, suit deux axes, celui de l’évolution technologique et celui de l’exploitation, et il s’étale dans le temps. Une famille qui exploite une mine d’or se trouve également propriétaire d’un bordel. Des générations plus tard, les descendants de cette famille exploitent toujours des mines, mais à l’aide d’une haute technologie qui a remplacé les mineurs par des machines, et ils sont toujours exploitants sexuels, seul domaine humain où la présence des corps est encore centrale. Pour une raison que je n’ai pas cherché à expliciter avec l’auteur, les pensionnaires du bordel, toutes homosexuelles, s’adressent toutefois à des clients hétérosexuels. Les dialogues, jusqu’alors très limités dans les films de Serra, sont cette fois nombreux : pourquoi se priver de cette complication supplémentaire, quand on sait que le cinéaste ne tourne qu’en catalan et que, bien sûr, les sous-titres sont nécessaires sur les cinq écrans du dispositif ? Chaque écran raconte des épisodes différents de la même histoire et c’est la bande-son, unique, qui permet d’unifier le récit. La musique comme les bruits, tels ceux liés aux activités laborieuses, suivent également une évolution conforme aux progrès de la technologie. Albert Serra a mis plus d’un an à réaliser le montage de l’Histoire de ma mort (2), pour laquelle il disposait d’environ 400 heures de tournage. Il n’aura disposé que de huit semaines pour élaborer, à partir d’une matière première de 80 heures (!), le film destiné au pavillon catalan. C’était un autre défi à relever pour mener à bien ce qui est son objectif essentiel : faire de sa caméra une sorte de microscope au-dessus de cellules effervescentes et transformer en fiction la palpitation même de la vie. L’art plus vrai que le réel.
Catherine Millet