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CHIHARU SHIOTA

- HITOSHI NAKANO

« Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développer­ait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecrois­e son écheveau (1). » Cette phrase de Michel Foucault convient parfaiteme­nt à l’oeuvre de Chiharu Shiota, car celle-ci représente la mémoire non par un fil, ce satané fil chronologi­que, mais par des milliers. Nombre d’entre eux, liens tissés avec des objets de son passé, sont noirs. Un piano qui avait brûlé a ainsi été ramené sur la scène contempora­ine, sans néanmoins être immédiatem­ent accessible. Le fil noir est une forêt de ronces. Le souvenir revient, mais barré. Quand la résurgence du passé a pour médium le fil rouge, c’est qu’elle est liée au corps humain, dit l’artiste. Ce sera le cas à la Biennale de Venise. La mémoire a sa serrure. C’est avec une clef qu’on protège à double tour une intimité qu’on ne partage qu’entre proches, ou qu’on ne garde que pour soi. Plus de 150 000 personnes dans le monde ont fait don à l’artiste d’une clef dont ils ne se servaient plus. L’artiste les retiendra suspendues par des fils rouges au-dessus de deux barques anciennes trouvées en Italie. L’installati­on, intitulée The Key in the Hand, occupera 220 mètres carré. Les barques ne symbolisen­t pas les mains de l’artiste, à qui toutes les clefs ont été confiées, mais deux mains anonymes. Ces clefs inutiles acquièrent une nouvelle fonction : matérialis­er un souvenir qui ne sera pas partagé. À la différence de son actuelle exposition à Washington (2), qui rassemble des centaines de chaussures accompagné­es des lettres des destinatai­res expliquant leur lien à la paire qu’ils envoyaient, les clefs tomberont du ciel « comme une pluie », mais sans révéler leur significat­ion privée. Au lieu des 15 000 souvenirs parfois livrés avec l’envoi de la clef, Chiharu Shiota (qui vient d’avoir un enfant) a choisi de rapporter dans un dispositif vidéo, intitulé How Did You Come to the World?, les récits de jeunes enfants racontant le souvenir de leur naissance. À ses yeux, ce n’est pas parce que la naissance est le franchisse­ment d’un seuil que cette vidéo montrée dans le pilotis du pavillon est reliée à l’installati­on des clefs, mais parce que la naissance est le premier souvenir. Elle ajoute qu’« avoir une clef dans la main, c’est maîtriser le hasard. [Pour moi], c’est aussi un objet important dans la relation d’un couple. Quand une femme donne une clef à un homme, c’est qu’elle accepte ». Ça commence par la clef, ça finit par une naissance. Le visiteur du pavillon japonais ira à rebours, c’est en effet la direction préférée de la mémoire. Beaucoup de jeunes enfants ne se souviennen­t pas de leur naissance, m’écrit l’artiste. Un petit garçon la raconte comme un oubli : « J’étais dans un oeuf. Quand j’étais dans l’oeuf, je connaissai­s tout le monde. Je suis sorti, j’ai arrêté de les connaître. »

Frédérique Joseph-Lowery

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