Les Poèmes du Wake
La Nerthe Rassemblés dans un volume complété d’une préface et d’un commentaire des plus enthousiasmants de Philippe Blanchon, les poèmes que James Joyce dissémine dans Finnegans Wake s’affirment comme les substrats de l’oeuvre de l’écrivain. Dernier livre de Joyce, ce roman est un maelström envoûtant de références philosophiques, historiques, littéraires et mythologiques. En extraire les poèmes, c’est offrir au lecteur une porte d’entrée des plus efficaces sur le roman, mais aussi sur l’oeuvre entière de l’écrivain irlandais. En effet, ils permettent de saisir combien chez Joyce, et dans le Wake en particulier, la partie contient le tout. Le point de départ du roman est une vieille ballade irlandaise, dans laquelle Finnegan, ivre, tombe de son échelle, meurt, puis, alors que l’on veille son corps aspergé de whisky, ressuscite pour festoyer avec les invités. Voilà, une histoire de cycle, thème joycien par excellence, qui s’annonce dès les premières pages. Roman d’une seule nuit, tout comme Ulysse est le récit d’une journée, Finnegans Wake est le livre de la mort et de la résurrection, du héros multiple des époques qui s’en vont. Joyce réinvente une histoire, redéfinit les chronologies, mêle passé et présent, personnages, et les poèmes du Wake sont comme des cailloux sur un chemin creux, les repères non pas temporels, mais qui marquent les limites des mondes. Ce sont les jalons du récit de Finnegans Wake. « Pourquoi ne pas battre mesure pour abattre le temps? », dit le dernier vers du dernier poème. On se rappellera alors que Joyce pensait que le lecteur idéal de cette oeuvre immense serait un insomniaque qui lirait le livre d’une traite pour le reprendre aussitôt à la première page. « Sans poids ils flottent, ils ne se retiennent pas quoiqu’ils s’accrochent l’un à l’autre, légèrement, abandonnés confiants, ils se touchent et sont joints de partout, enlacés, rigides, droits, – sauf bras ainsi pliés, mais dans leur sommeil ces garçons n’exigent pas que vous m’écoutiez » : rares sont les moments d’accalmie dans le roman de Denis Jampen (1956-2006), coreligionnaire de Hervé Guibert et Mathieu Lindon dans la revue Minuit à la fin des années 1970, d’ascendance thématique Augiéras/Burroughs et poétique Mallarmé/Guyotat. Rare aussi cette adresse passive-agressive au lecteur (« que vous m’écoutiez ») tirant vers Lautréamont : Héros (titré peut-être d’après le tube de Bowie de 1977) fut commencé à l’âge de 19 ans, et était resté jusqu’ici inédit. Les héros sont cinq, guerriers imaginaires sur une île de garçons sauvages où ils passent la moitié du temps à baiser entre eux et l’autre à torturer et violer des adolescents vaincus. On est post-Bataille, Pasolini vient de filmer Salo : « La lame rougie, recourbée, fend, en dessous, sur toute sa longueur, le sexe raidi du pêcheur, le long de l’urètre qui s’ouvre. […] De leur salive, lèvres se joignant entourant le membre qui retombe, ils apaisent la plaie vive, léchant les couilles, poils couchés dans le sang, et le haut des cuisses, qui palpitent lisses. » Le fantasme est mû par le signifiant, la syntaxe systématiquement renversée : c’est une écriture de muqueuses collées, de motscorps imbriqués dans un éternel retour, surfaces violemment irritées, machine langagière en surchauffe ratiocinante, fascinée « par Éros et Thanatos comme un lapin par les phares d’une voiture » – note en postface Arno Bertina. Toute la noirceur paradoxale d’une pure extériorité, d’une absence assumée de négativité.