PASSAGES DE FRONTIÈRES
Christian Thorel Dans les ombres blanches Seuil, « Fiction & Cie » on a aujourd’hui l’image un peu austère d’une femme de pouvoir, pouvions-nous imaginer quelle petite fille, puis quelle adolescente elle fut ? Une gamine de la bourgeoisie née avec une cuillère en argent dans la bouche et promise d’entrée à une carrière brillante et une position sociale privilégiée ? Pas vraiment. La petite Teresa naît en 1945 en Égypte, à Alexandrie, d’un père homme d’affaires bientôt ruiné et d’une mère artiste, sculptrice renommée, tôt atteinte de dépression. Parmi ses ancêtres, l’un est né à Constantinople, l’autre à Bagdad. Ses origines sont à la fois espagnole, juive, anglaise et indienne. Enfant, elle parle et écrit le français et l’arabe ; plus tard, ce sera l’italien, l’anglais et le grec. Le crapahutage à laquelle elle sera contrainte pour obtenir la nationalité française (délivrée seulement cette année !) ne sera qu’une blessure et une humiliation de plus dans sa vie. Une des premières fut le déchirement de l’exil quand sa famille a dû fuir l’Égypte en 1956, lors de la guerre déclenchée par la nationalisation du canal de Suez. Comment les surmonter ? Les livres. Dans la Triomphante, le roman de sa vie (volontairement amputé de la longue période de son activité d’éditrice en France ; vu l’acuité de son regard sur elle-même et son humour, de quel témoignage précieux, soit dit en passant, elle nous prive sur le plaisant spectacle qu’offre quelquefois le monde éditorial et littéraire !), on apprend que la jeune Teresa fut une grande dévoreuse de livres et qu’une passion très tôt l’habita, qui ne l’a plus quittée : les batailles navales (d’où le titre de son livre : la Triomphante étant une corvette du 19e siècle). Une sérieuse propédeutique à son activité d’éditrice : se familiariser précocement avec la grande littérature, et prendre des leçons de stratégie militaire. Pour ce qui est de celle-ci, Homère, Lawrence d’Arabie et Napoléon lui ont donné un signalé coup de main. C’est ainsi, avec les qualités de ténacité et de ruse qu’elle se reconnaît, que Teresa Cremisi est devenue celle dont elle écrit étrangement qu’elle n’aurait pas dû devenir. En tout cas, c’est bien ainsi qu’elle a acquis un savoir et une force morale qui la feront triompher dans les combats qu’elle dut livrer, contre elle-même, quand il l’a fallu, et contre le monde. Le dernier en date de ces combats, et pas le moindre, ne fut-il pas celui qu’elle engagea quand elle prit la décision d’écrire un roman? Ce roman, la Triomphante, qui prend aujourd’hui sa juste place aux côtés des meilleurs des auteurs qu’elle publie. Une façon sans doute pour Teresa Cremisi, à l’encontre de ses prédictions, de devenir ainsi celle qu’elle devait devenir.
TÉMOIN, SPECTATEUR ET ACTEUR
Christian Thorel est lui aussi un combattant et un aventurier. On se rend compte, à lire l’histoire mouvementée de la librairie qu’il dirige depuis des années, qu’il a fallu à ce timide garçon, né en 1953 d’une famille modeste, une obstination et, disons- le, un courage, pour faire d’Ombres blanches un des hautslieux de ce qui est plus qu’une librairie, un espace de rencontres, d’échanges intellectuels, de débats philosophiques et politiques. Les écrivains, les artistes, les cinéastes qui ont été reçus dans sa librairie gardent un souvenir ému de l’accueil qui leur était réservé par Thorel et l’ensemble du personnel de sa librairie, et de la qualité des rencontres avec le public. Très jeune, des passions aussi habitèrent Christian Thorel : la musique, le cinéma, et les livres. Il faut dire qu’il a eu la chance de vivre son adolescence à une époque où les arts et la littérature connaissaient une formidable effervescence, où les revues foisonnaient, où la vie intellectuelle était marquée entre autres par le Nouveau Roman, Tel Quel, par des penseurs comme Barthes, Lacan, Deleuze, Althusser, Foucault, Debord…, où les événements politiques ( Mai 68 n’est pas l oin) requéraient de justes engagements. À cette chance s’ajouta celle de rencontres décisives avec des libraires plus âgés qui lui mirent le pied à l’étrier, dont Jean-Paul Archie, avec des éditeurs qui lui firent aussitôt confiance et le soutinrent dans ses batailles, contre la FNAC notamment. Jérôme Lindon et Christian Bourgois furent de ceux-là. Des souvenirs que je garde de mes passages à Ombres blanches, il m’en reste un plus vif que d’autres : c’était en août 1996, au Banquet du Livre, dans ce beau lieu de l’abbaye de Lagrasse. Avec Christian Thorel, invité par ses amis des éditions Verdier, Gérard Bobillier et Colette Olive, à tenir la librairie, nous découvrons un matin un désastre : quatre mille de ses volumes, dont de précieux, ont été détruits, criminellement recouverts pendant la nuit par une nappe d’un mélange de fuel et d’huile de vidange. À propos de littérature, je parlais de guerre. J’exagérais ?