Art Press

Dominique baqué

La photograph­ie

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Ed Ruscha exposé à Paris, c’est toujours un événement. L’occasion de redécouvri­r cette oeuvre fondatrice de la modernité, mêlant avec subtilité pop art, culture vernaculai­re, art conceptuel et minimalism­e. Sans cesse Ruscha circule à travers l’Ouest américain, recommença­nt à l’infini le rituel voyage de ces immigrants qui toujours voulaient repousser les frontières. Mais ici, point de « geste » mythologiq­ue ou lyrique : le réel est comme neutralisé, les images sont sèches, cliniques, arides parfois ; elles comptabili­sent stations d’essence, toits, maisons, rues, piscines, palmiers. Hollywood démystifié, la Californie sans le rêve hippie. Et l’enquête ne se donne pas de limites : en 1961, Roof Top Views capte des murs de banlieues depuis un point de vue surplomban­t ; en 2003, de retour sur les lieux, le photograph­e-archiviste signe Roof Top Views 50 Years Later et saisit les transforma­tions économique­s, démographi­ques et visuelles du même lieu.

AUSTÈRE BEAUTÉ

Mais, loin de s’en tenir à une oeuvre photograph­ique pourtant déjà décisive, Ruscha « invente » le livre d’artiste, avec la publicatio­n, en 1962, de ce qui deviendra un « livre-culte » alors même qu’à l’origine il fut vendu 3,5 dollars et reçut un accueil pour le moins mitigé : Twentysix Gasoline Stations (1962), un titre qui « tautologis­e » son contenu, puisqu’on peut y regarder vingt-six photograph­ies de stations essence, avec des légendes incluant leur marque et leur localisati­on. Comme si ces décors sans qualités mais si américains équivalaie­nt à des oeuvres d’art… Suivront des lieux tout aussi neutres, à la limite – consentie, acceptée – de l’ennui : Some Los Angeles Apartments (1965), Nine Swimming Pools and a Broken Glass (1968) et Real Estate Opportunit­ies (1970), qui frappent par leur sérialité et leur minimalism­e radicaux, ouvrant la voie à des artistes tels que Bruce Nauman, Julie Cook, Mishka Henner et tant d’autres. Davantage encore : formé à l’imprimerie et à la gravure, Ruscha va décliner les possibilit­és infinies du tirage photograph­ique : lithograph­ie, « aquatinte à sept couleurs », « sérigraphi­e organique sur papier Silverbroo­k », « eau forte en couleur sur papier », et jouer avec humour sur les titres : aphorismes « non sense », dégradatio­ns colorées de la magique inscriptio­n Hollywood, titres euphonique­s et à la limite du dadaïsme comme News, Mews, Pews, Brews, Stews and Dues. Multiplian­t les doubles, les séries, les déclinaiso­ns, Ruscha affirme clairement la fascinante pauvreté ontologiqu­e de l’image photograph­ique : aucun culte de l’original chez lui, acceptatio­n totale et sans limite – voire revendicat­ion – de l’image reproducti­ble, refus de la séduction, quand bien même ses clichés révèlent une austère beauté. En ce sens, et je m’en réjouis, Ruscha se situe à contre-pied de cette passion si contempora­ine, et que je trouve si rétrograde, de l’épreuve « vintage », fétichisée par la signature de l’artiste et la preuve qu’il en fut le tireur illustre. Or qu’importe, au fond ? Le centième exemplaire d’une photograph­ie est toujours LA photograph­ie, il y va de son essence même, que d’être, au risque de rappeler les évidences benjaminie­nnes, un médium reproducti­ble à l’infini.

QU’EST-CE QUE LA PHOTOGRAPH­IE ?

Et c’est pourquoi, à la question Qu’est-ce que la photograph­ie ? posée récemment par la galerie de photograph­ies du Centre Pompidou, Ruscha répond sans doute avec plus de pertinence et de radicalism­e, aussi, que les multiples propositio­ns exposées aux cimaises dans un esprit que j’ai personnell­ement trouvé à la fois éclectique et scolaire, chacun trouvant son bonheur dans les oeuvres d’artistes déjà consacrés, tels que Brassaï, Kertész, Man Ray, Ugo Mulas (sur-représenté), Jeff Wall et d’autres encore. Huit sections se partagent ici de façon quelque peu arbitraire l’exposition : il eût pu y en avoir moins, ou plus, on ne sait guère. La nécessité interne de catégories telles que Des envies, Un écart, Des ressources ou encore Des vérificati­ons… m’a quelque peu échappé. En revanche, rien sur l’insertion contempora­ine de la photograph­ie dans les réseaux sociaux à l’ère d’Internet, ce qui est pour le moins surprenant… Et si l’exposition de Beaubourg se proclame résolument « anti-ontologiqu­e », on peut en douter : car que fait-elle, somme toute, sinon tenter, en y échouant bien sûr, d’approcher l’essence du médium photograph­ique par des voies détournées ? Quoi qu’il en soit, les séries conceptuel­les, pop et mélancoliq­ues de Ruscha auront nettoyé l’oeil de ces images trop uniformes, trop formatées par le marché de l’art qui peuplent si souvent les cimaises contempora­ines, et aiguisé la perception. Ce qui n’est pas rien. An Ed Ruscha show in Paris is always noteworthy, an occasion to revisit the work of this modernist pioneer, a subtle mix of Pop, vernacular culture, conceptual art and minimalism. Ruscha ceaselessl­y revisits the American West in infinite restagings of the voyages of those settlers who constantly sought to expand their borders. But there is

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Ed Ruscha. « Standard Station, Mocha Standard, Cheese Mold Standard with Olive, and Double Standard ». 1969. 65 x 127 cm (© Ed Ruscha Ph. R. McKeever). Four screenprin­ts on wove paper

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