La réinvention de DOMINIQUE GONZALEZ-FOERSTER
entretien avec Catherine Francblin Des chambres agencées comme des portraits, des personnages surgis du cinéma, de la littérature, de l’opéra et interprétés par l’artiste elle-même, une oeuvre hantée par des présences innombrables, dans laquelle s’emboîtent les uns dans les autres des lieux, des temporalités, des récits et des expériences de toutes sortes : l’exposition Dominique Gonzalez-Foerster. 1887-2058, qui vient d’ouvrir au Centre Pompidou (jusqu’au 1er février 2016), abonde en sensations et questionnements multiples.
Commençons par le titre de l’exposition, 1887-2058. Peux-tu l’expliquer ? Il y a deux choses. D’une part, l’idée de faire exploser les dates qui conviendraient à une rétrospective, en l’occurrence 1985-2015, dates des première et dernière oeuvres de l’exposition ; d’autre part, annoncer tout de suite qu’il est question du temps et fixer deux bornes temporelles correspondant à deux expositions que j’ai présentées ces dernières années. La première a eu lieu en 2014 au Palacio de Cristal de Madrid, construit en 1887, l’année de la naissance de Duchamp, de Georgia O’Keeffe, de Le Corbusier et de l’ouverture de plusieurs Splendid Hotel en Europe. Dans l’exposition il est devenu le Splendide Hotel, « bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle », évoqué par Rimbaud dans les Illuminations. L’autre borne, c’est 2058, le futur auquel renvoyait l’exposition au Turbine Hall, à la Tate Modern, à Londres, en 2008. L’exposition était un immense abri pouvant accueillir des sculptures urbaines géantes, des restes de films et des livres menacés par des inondations. Dans les deux cas, il s’agit de lieux d’attente, de montage, de scène, qui, à 171 ans d’intervalle, entretiennent un rapport particulier à la littérature et au temps. Dans l’un, on trouvait des fauteuils à bascule (comme dans Murphy de Beckett), dans l’autre, des lits à étages, comme dans l’abri du film Soleil vert. Ces lieux fonctionnaient de manière semblable, même si le Palacio de Cristal est associé à la révolution industrielle, à l’apparition des fantômes dans la littérature, tandis que, dans TH. 2058, il est plus question du changement climatique et de la dystopie. Ce sont aussi deux moments de grandes transformations dans le rapport à l’information, à la culture, aux objets. L’exposition du Centre Pompidou se place entre ces deux pôles. Tu viens de rappeler la naissance de Marcel Duchamp. Ton exposition fait d’emblée allusion à la rétrospective que lui a consacrée le Centre, à l’ouverture en 1977. Au-delà de cette exposition que tu as vue quand tu étais enfant, Duchamp a-t-il eu une influence sur ton travail et laquelle ? Une influence dominante. J’ai retrouvé des notes dans lesquelles j’écrivais : « Quand je suis en colère, je suis en colère contre Marcel Duchamp. » Pourquoi ? Encore maintenant, il reste l’un des pivots de la définition de l’oeuvre. Qu’est-ce qu’une oeuvre ? Où commence et où s’arrête l’oeuvre d’art ? Sur ces questions, c’est peutêtre le plus grand chercheur. Le ready-made en est une preuve, mais il y a d’autres exemples, dont l’invention de Rrose Sélavy, son double féminin, qui est une fabuleuse expansion de l’identité de l’artiste. Au 20e siècle, je ne vois pas d’artiste plus inspirant de ce point de vue. Je pense que Duchamp est parti de ce constat : c’est très facile de faire une peinture qui soit une peinture et une sculpture qui soit une sculpture. C’est de l’art parce que c’est une peinture ou parce que c’est une sculpture. Mais il est beaucoup plus difficile de créer des oeuvres dont la définition est moins certaine. L’art conceptuel a cherché dans cette voie. Est-ce une oeuvre ou pas ? Est-ce de l’art ou pas ? Pour moi, cette recherche d’extension des limites du champ de l’art est essentielle. Longtemps, j’ai utilisé une formule qui avait un parfum duchampien : je parlais de la « sensation d’art ». Aujourd’hui, je dirais plutôt : où y a-til de l’art ? Pourquoi est-ce de l’art ? Où cela s’arrête-t-il ? Enrique Vila-Matas, avec qui j’ai eu une fantastique conversation sur le Splendide Hotel, me faisait remarquer que l’exposition ne s’arrêtait ni au petit lac devant, ni à l’arbre qui était à côté, ni à l’oiseau qui passait dans le ciel, ni même au ciel ! Tout d’un coup, les limites de l’oeuvre apparaissaient incertaines. On parle de limites physiques, mais, bien évidemment, il s’agit aussi de repousser les limites temporelles. Dire que le temps sujet d’une oeuvre (1887), ou thématisé par une oeuvre (TH.2058), est peut-être plus important que le temps exprimé par l’année de conception de l’oeuvre. Peut-être est-ce la tension entre les deux qui est intéressante – le fait de savoir que Splendide Hotel, qui renvoie à 1887, a été pensé en 2014 ? On retrouve, de façon encore plus forte, cette notion de temps interne de l’oeuvre dans la littérature et au cinéma. On s’approche aussi de la notion de chronotope de Mikhaïl Bakhtine. Pour en revenir à Rimbaud, ce dernier est connu pour sa formule: « Il faut absolument être moderne. » Est-ce que tu fais tienne cette déclaration ? J’avoue que ça n’est pas ma citation préférée ! On est tellement embarqués aujourd’hui dans les modernités, la critique du moderne… Mais, si moderne a à voir avec ce que j’ai recherché en allant à Chandigarh ou à Brasilia, alors oui. Je pense que ce que Rimbaud entendait par « moderne » se trouve dans son envie de vivre la littérature en vrai, dans le voyage, ou dans son désir, à un moment donné, de s’exposer lui-même. Tout cela est résolument moderne. Il a très bien senti le rétrécissement auquel pouvait conduire l’appropriation de ses oeuvres par un cercle littéraire. Si être moderne, c’est concevoir un plan d’évasion par rapport à la tradition, si c’est échapper aux limites, alors oui, je suis résolument moderne. L’ouverture temporelle définie par les deux dates de l’exposition pourrait aussi désigner une vision très large de la modernité.