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MATHIEU RIBOULET le sexe n’est pas séparé du monde

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Mathieu Riboulet Entre les deux il n’y a rien Lisières du corps Verdier

Dans l’univers de Mathieu Riboulet, qui se compose d’une dizaine d’ouvrages, dont quelques-uns d’une beauté glacée qui bouleverse – l’Amant des morts, Avec Bastien, les OEuvres de miséricord­e, où le narrateur confiait son « obsession » du Caravage –, dans cet univers-là, les frontières semblent abolies : la jouissance se mêle à la vie, l’action à la pensée ; le présent veut s’affirmer, non sans mal, contre le passé, l’engloutir ; quant à la mort, nous savons qu’elle est à l’horizon du monde. Idée qui étouffe, idée qui dynamise aussi, jusqu’au vertige. Pas d’« érotisme » chez Riboulet, mais du sexe – entre hommes –, de la peau, des odeurs, le corps de l’autre tout entier en nous et toujours échappant, jusqu’à disparaîtr­e réellement, décharné, comme mort avant la mort. Dans ce dernier livre, Entre les deux il n’y a rien, nous sommes dans les années 1970, à Paris, à Rome, à Berlin. Le sida n’a pas fait son apparition et le narrateur de quatorze ans connaît, dans un bus de Billancour­t, son premier émoi sexuel – une scène qui ne cessera de le hanter – quand un ouvrier lui fait du genou. « On ne sait rien mais on pressent tout ; mémoire du fond des âges », écrit Riboulet. Oui mais là, dans le bus, le narrateur ne suit pas celui qui le désire. Deux ans plus tard, il s’engagera dans le grand jeu du sexe et de la politique et goûtera un plaisir, une tension, un espoir, une paix, qu’il ne retrouvera jamais. Riboulet n’aime pas le mot de « nostalgie » mais se demande où toute cette énergie est tombée, dans quelle faille de notre monde où, comme l’écrivait déjà Kafka, « les cachettes sont innombrabl­es, mais le salut unique ». Années 1970 donc, années de rage, d’une violence politique qui fera des centaines de morts, principale­ment en Allemagne et en Italie. Bien sûr, cela avait commencé avant. Pour Riboulet jeune adolescent, l’histoire c’est d’abord des livres, romans épopées, récits, Roncevaux, Michelet, la Fronde, Chateaubri­and, 1789, Stendhal. En 1871, l’histoire quitte les livres pour s’écrire dans le corps de son arrièregra­nd-mère. Mais pour avoir la paix, il faut que cela reparte dans les livres : « C’est pour ça qu’on écrit », dit Riboulet. En 1978, il part en Italie mais sachant désormais que l’écriture, la politique, l’histoire, le sexe, c’est pour lui, c’est son « affaire ». Des années après, les survivants virent que non seulement leur jeunesse était dissoute mais que le désir qui les portait avait été effacé, nié, par les politicien­s sans scrupules, sans idéaux. « Quelque chose manque toujours, écrit Riboulet. Un élément d’explicatio­n par exemple. Un lieu où poser sa colère. Parce que la raison n’est plus d’aucun secours là où surgit le manque. » Et Riboulet de se demander s’il faut en finir avec la politique après un si long consenteme­nt. Mais comment faire pour que la colère nous laisse un instant en paix ? L’affaire Aldo Moro, sidérante : elle mérite qu’on s’y arrête. Démocrate-chrétien, homme modéré, voire honnête, Aldo Moro était un joueur d’échecs, pas de poker. Depuis la prison où l’ont enfermé les Brigades rouges pendant cinquante-cinq jours, Moro écrit beaucoup, à toutes les crapules en charge de responsabi­lités, à Paul VI également, totalement indifféren­t. En vérité, tout le monde souhaitait qu’Aldo Moro meure. On retrouva son corps dans le coffre d’une 4 L, criblé de onze balles. Pour Riboulet, l’affaire Moro est une tragédie, au

« NOTRE RÉDUIT ET NOTRE LIBERTÉ »

Plus court, Lisières du corps réunit six textes. On retrouve l’objet-sujet de prédilecti­on de Mathieu Riboulet : le corps et ses multiples possibilit­és. Comment s’offre-t-il, ou se dérobet-il ? Comment il se dit entre les ombres et les lumières de l’art ? Comment définir le corps ? Que veut-on du corps de l’autre ? Une offrande, un abandon, une fête ? Et soudain, plus rien : la lassitude a gagné et la chair semble bien triste. Et notre corps ? Il nous épuise, nous vieillisso­ns, et nous n’avons que lui. Riboulet a des mots de poète pour « saluer le corps qui est notre réduit et notre liberté ». Liberté tragique par moments, face aux limites, ou quand l’autre s’éloigne d’un pas lent. Mathieu Riboulet évoque, dans l’un de ces textes, la photograph­ie. « La photograph­ie montre, parfois désigne, le texte nomme. » Le regard précède la lecture. L’image que commente Riboulet est de Pierre Hybre. De ce photograph­e, Riboulet écrit qu’« il semble qu’il soit attentif aux gens, qu’il aime les photograph­ier ». Les gens et les lieux des gens. La photograph­ie reproduite ici est celle d’un « gars » qui a l’air incroyable­ment gentil et un peu espiègle. Son torse nu est très musclé. On est dans la nature, dans les Pyrénées ariégeoise­s, au bout, à la marge. Près du « gars », un loup, ou plutôt une louve. Elle s’appelle Loula. Gentille. Harmonie générale. Instant de vie précieux.

François Poirié

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Mathieu Riboulet (Ph. Sophie Bassouls)

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