MICHAËL FERRIER une autre histoire de France
Michaël Ferrier Mémoires d’outre-mer Gallimard, « L’Infini »
L’auteur de Sympathie pour le fantôme (2010) nous emmène en voyage dans l’histoire de France ou, plus exactement, dans les « silences » de l’identité française. Quel est son alibi ? Partir sur les traces de son grand-père Maxime, Mauricien, d’abord acrobate dans un cirque de l’océan Indien puis négociant à Madagascar. L’itinéraire de cet aventurier qui « sait que l’origine n’est rien et n’a pas plus de valeur qu’une châtaigne enchâssée dans sa bogue » ne laissera pas de nous surprendre. Cet « Outremer » est l’un de ces « romanesques » qui venaient de loin « sur l’éperon de leur désir » : « Enclins au libertinage des moeurs et de la pensée, ils changeaient en quelques années de pays, de religions, d’états et de fortunes. Ils restaient fidèles à eux-mêmes pourtant à travers leurs tribulations, maîtres de l’esquive et de la feinte, experts en l’art de la navigation. » À l’instar de son aïeul, Michaël Ferrier est luimême un explorateur : celui de ses origines métissées. Son roman est une traversée. Étymologiquement, l’acrobate n’est-il pas aussi celui qui sait se déplacer sur un mât ? Celui qui marche sur la pointe des pieds et cherche « la vie aux extrémités » ? Tout commence dans un cimetière, celui de Mahajanga, ville portuaire de la côte nordouest de Madagascar. Il y a là trois tombes identiques. Sur la première figurent le nom de Maxime Ferrier (1905-1972) et cette épitaphe : « Pourvu qu’elle soit vivante et non anéantie. » Sur la seconde, aucun nom mais le registre du cimetière assure qu’il s’agit de la sépulture d’un certain Arthur Dai Zong – un petit gymnaste chinois « bondissant », collègue de Maxime dans le cirque Bartolini (nous l’apprendrons plus tard). La dernière tombe, quant à elle, ne porte aucune marque distinctive. Deux mystères pour notre romancier : le sens de l’épitaphe et l’identité du résident du troisième caveau. Mémoires d’outre-mer est, d’une certaine façon, un roman d’aventure. Et il faut bien reconnaître que cet aspect est jubilatoire. Ferrier s’en donne à coeur joie, il est rapide, les événements se superposent, c’est parfaitement rythmé, remarquablement orchestré. Bref, c’est écrit ! Les portraits de ses personnages sont une vraie réussite. Lisez un extrait de celui de Maxime : « Maxime est pourvu d’un système nerveux de chat, une disposition intérieure particulière – inflorescence végétale, corps caverneux, sens tactique –, une écoute particulière aux vibrations alentour, tout ce qu’on ramasse habituellement sous le nom d’intuition et qui est en fait une extraordinaire sensibilité aux ondes du temps. C’est un fluide, un félin ou un loup, un corps-radar. À partir de là, tout s’enchaîne, voyages, rencontres, projets, catastrophes, bonheur fragile d’être vivant, mais tout aura été pensé à partir de là, de ce corps sensible et de ces ajustements, comme une gigantesque carte intérieure indiquant les voies de la pensée et, selon les circonstances, l’attitude à adopter. » stèle de Maxime, ce héros « moderne, absolument moderne » qui a « l’insouciance d’une algue » et brouille « une certaine idée de la généalogie » ? Nous ne dévoilerons pas le fin mot de l’histoire. Pour l’épitaphe, vous aviez compris ? Non ? Vraiment ? Enfin ! Quelle est la seule chose qui puisse lutter contre la mort ? La mémoire. Voilà, Ferrier a écrit un roman d’aventure sur la mémoire, un roman singulièrement intelligent. De quoi, au fond, nous demande-t-il de nous souvenir notre romancier ? Du fait que la France « fut aussi forgée par des hommes et des femmes aux semelles de vent, poètes et politiques, migrants et voyageurs ». Et que, par conséquent, il n’y a pas qu’une manière d’être « vraiment » français. CQFD. Terminons par un chapitre glaçant du livre. C’est là qu’un certain Alfred Hitchcock apparaît. Le ministère britannique de l’Information lui demande de tourner, après-guerre, un courtmétrage (lequel s’intitulera Aventure malgache) pour faire valoir l’héroïsme de la France libre persécutée dans les colonies par les autorités de Vichy. Le film ne sera projeté qu’en 1993. Il fut, à l’époque, jugé « invisible » et a « disparu » ( dixit un rapport anglais des années 1970) pour cause de « french susceptibilities » (on admirera la formule) – il est vrai que Hitchcock et la propagande, ça fait deux !, d’autant qu’il ne voulait pas faire l’éloge du colonialisme français. Après la débâcle de 1940, la « peste » s’abat sur Madagascar comme partout sur le territoire national : « Depuis quelque temps, les Malgaches sont insolents. L’indigène ne salue plus. Ni ses chefs noirs, ni ses chefs blancs ! Il y a aussi les francs-maçons et cette vieille garce de Marianne que les juifs pelotent. » Les sybarites sont responsables, entre autres, de ce désordre – on regarde donc Maxime de travers. Mais le plus curieux – et Ferrier, bien sûr, s’en étonne –, c’est que le statut des juifs est appliqué à l’île Rouge alors « qu’il n’y en a quasiment pas à mille kilomètres à la ronde ». C’est que les obsessions raciales des nazis, nous dit-il, ont trouvé là des structures coloniales spécifiques qui les favorisent – d’où le projet de ces mêmes nazis de déporter à Madagascar les juifs européens. Michaël Ferrier « dessine une autre histoire de France »...
Vincent Roy