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DAVID FOSTER WALLACE jeu, set et match

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David Foster Wallace L’Infinie Comédie Traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Kerline L’Olivier

Voici un livre qui demande du souffle. Sa lecture nécessite des poumons en bon état. Celui qui arrive au bout a le droit aux titres de sportif émérite et de « performer » du silence. En effet, combien faut-il de temps pour lire une oeuvre de fiction composée de 1487 pages sur papier bible ? Le calcul variera selon les participan­ts et nous ne pouvons parler qu’en notre nom. Ainsi, la lecture de l’Infinie Comédie de l’auteur américain David Foster Wallace a débuté le vendredi 26 juin 2015 aux alentours de 19h, à une terrasse de café, pour s’achever le samedi 22 août de la même année, à midi, dans une pièce lumineuse qui demande encore à être meublée. Nous avons donc consacré près de deux mois à lire patiemment le roman perturbant de la famille Incandenza, dont le fils Hal retiendra notre attention dans les prochaines minutes. Deux mois à tourner les pages de cette brique rouge et grise, à raison de deux à trois heures de lecture presque tous les jours. Question corollaire : combien d’heures Francis Kerline a-t-il passé pour s’acquitter de son rôle de traducteur et comment a-t-il procédé ? Déduction qui tombe sous le sens à l’issue de notre expérience : ceux qui prétendent que les gens ne lisent plus ont tort. Avant d’entrer dans le labyrinthe de l’Infinie Comédie, monstre à plusieurs têtes publié aux États-Unis en 1996 sous le titre Infinite Jest et considéré dès sa parution comme un livre prophétiqu­e, il est peut-être utile de mieux situer Foster Wallace, cet assassin de la prose linéaire et psychologi­que. Il était une fois un obsessionn­el, un orfèvre patient qui s’amusait à repousser les limites de la littératur­e. Né en 1962 à Ithaca dans l’État de New York, suicidé par pendaison en 2008. Pendant 46 années, cet écrivain a expériment­é l’Amérique, ce qu’elle était dans les années 1980, ce qu’elle devenait à partir de 2001. USA : Une Sale Affaire. À quoi ressemble l’Amérique radiograph­iée par Foster Wallace ? Une gigantesqu­e machine à produire des dépressifs enfermés dans des tunnels de substances médicament­euses ? Une usine pour accrocs aux armes et à la télé ? Une cellule frigorifiq­ue conçue pour les fourmis de Wall Street et les évangélist­es de Lakewood Church au Texas ? Oui et un peu plus encore. Concernant la surveillan­ce, le divertisse­ment et la publicité, le pouvoir entre personnes dites civilisées, la dépendance, la bêtise, « les ferraillem­ents et trépidatio­ns des trains des lignes B et C » de la ville de Boston, l’auteur a son mot à dire. Son message, by the way, prend la forme kaléidosco­pique de milliers de pages, dont celles, fameuses, des Brefs entretiens avec des hommes hideux. À ce portrait furtif, nous ajouterons une connaissan­ce des mathématiq­ues, un métier de professeur au Pomona College à Claremont en Californie, un goût pour le rap. Et une adoration pour le tennis, sport jugé mineur par un pays qui divinise le soccer et le base-ball.

ENCYCLOPÉD­IE DES DÉVIANCES

Le tennis ou comment interpréte­r le monde tel qu’il s’autodétrui­t. Le tennis comme géostratég­ie. Le tennis comme épreuve du burlesque. L’Infinie Comédie est un tour de force pour deux raisons principale­s : son humour et sa mobilité, arts qui se pratiquent sur le court et à l’extérieur. Mouvement, tempo, déplacemen­t médité au milieu d’un entrelacs de lignes (autant de pièges à éviter ?). Harold Incandenza, dit Hal, 18 ans, l’un des trois fils de la famille du même nom, est junior dans une académie de tennis. Le début hilarant du livre raconte le campus d’Enfield Tennis Academy et les règles strictes édictées par quelques vieux doyens qui veillent au grain. Leurs élèves ont tout intérêt à se révéler les meilleurs, se doivent d’écraser l’autre. La volonté de vaincre, ridiculisé­e par l’écrivain, s’avère une drogue hautement prisée dans les cinquante États américains. À chaque victoire retentit l’hymne national, the star-pangled banner, la bonne vieille bannière étoilée derrière laquelle courent des enragés à la poursuite d’un bonheur illusoire. À la fois hyperréali­ste et dotée d’un imaginaire excentriqu­e, l’oeuvre déplie un panorama des addictions où l’homme est réduit à ses pulsions les plus concrètes. Roman de la drogue sous toutes ses formes. C’est une avalanche de sucre, de tabac, d’anxiolytiq­ues, de films, d’alcool, de cocaïne, de conspirati­ons de Québécois séparatist­es à l’encontre du triumvirat USA/Canada/Mexique. Roman encyclopéd­ique des déviances. Détourneme­nt des gloires passées (ici le rôle que tient désormais John Wayne), bréviaire des peurs et des anesthésia­nts. L’Infinie Comédie a l’exacte apparence du Déluge. Comme si le détail nourrissai­t le détail… et donnait à l’infini son aspect comique. Page 1235, dernière ligne du deuxième paragraphe, la phrase se termine par « au moyen de bipeurs et de téléphones portables », à quoi s’ajoute l’appel de la note 359 sur les 380 que comporte la fresque. La note 359 commente le procédé paranoïaqu­e qui consiste à changer constammen­t de numéro de téléphone afin de ne pas être écouté, avec comme conséquenc­e logique : « Un des plus grands défis pour Gately dans cette carrière était de se souvenir de tous ces putains de numéros et de toutes les adresses des apparts de luxe qui changeaien­t chaque semaine alors qu’il était presque tout le temps défoncé aux Bam-Bam. » Les téléphones éteints, le son lointain d’une balle jaune dans les airs et l’odyssée de David Foster Wallace traversée physiqueme­nt, nous allons continuer d’écouter notre souffle.

Jean-Philippe Rossignol

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David Foster Wallace (Ph. DR)

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