L’espace intérieur selon Jaume Plensa / Inner Space according to Jaume Plensa. Interview par Catherine Millet
L’atelier de Jaume Plensa est situé dans la banlieue de Barcelone. Le plus impressionnant lorsqu’on y pénètre n’est pas l’ampleur de l’espace, ni même la monumentalité de certaines sculptures, c’est la quiétude qui règne alors que s’affaire toute une équipe d’assistants. En silence, chacun est penché sur le travail minutieux d’assemblage et de soudage des maquettes et des oeuvres ellesmêmes. Il en résulte une oeuvre dont le hiératisme parfois archaïsant est le produit d’une fabrication néanmoins extrêmement raffinée. Ainsi, l’artiste nous fait-il remarquer la fine couche de plomb glissée entre chaque bloc constituant les grandes têtes qu’il faut bien pouvoir découper pour les transporter, et qui, vue de près, donne l’impression que ces blocs reposent sur l’air. Ainsi, ces visages délicats et évanescents qu’on aperçoit sur les vitres du petit atelier fermé que l’artiste s’est ménagé pour dessiner. Il réfléchit actuellement à les exécuter sur support transparent. Dans l’atelier de Plensa, on travaille avec l’ordinateur, on travaille aussi comme jadis les typographes, en allant puiser dans une sorte de grande casse toutes sortes de lettres, de différentes grandeurs, de toutes sortes d’alphabets. Les grandes têtes destinées à l’exposition au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (10 mars– 17 septembre) sont en cours de réalisation. Hautes de 4,5 mètres, en fonte, elles sont particulièrement étirées, très étroites, et créent l’étrange impression (on dirait « picassienne » si elles ne respectaient pas les traits de leur modèle) de présenter simultanément leur face et leur profil. Plensa explique que pour créer cet effet, il fallait, le volume des têtes ayant été comprimé, décaler légèrement un côté par rapport à l’autre, et il illustre son propos en faisant glisser l’une de ses mains sur l’autre. Geste simple, technique savante, grâce auxquels le visiteur fera l’étrange expérience de passer alternativement d’un espace en trois dimensions à un espace en deux dimensions. CM
Es-tu d’accord si je partage ton parcours en deux grandes périodes, la première comprenant surtout des sortes de cabines, des habitacles réalisés dans différents matériaux, dans lesquels le visiteur pouvait parfois glisser son corps, la seconde étant consacrée à la représentation même de corps et de figures. Au tout début de ma carrière, j’avais travaillé la figure, en fer mais aussi dans beaucoup d’autres matériaux. Puis, pendant pratiquement dix ans, j’ai abandonné la figure pour travailler plutôt l’absence de corps. J’invitais les gens à pénétrer des volumes à peu près aux dimensions du corps et d’où ce corps était absent. Maintenant, je retrouve beaucoup de matières que j’avais abandonnées pendant cette période et je porte un nouveau regard sur les expériences que j’avais faites alors. Le projet pour Chicago, en 2004, The Crown Fountain, reprend l’idée de la cabine : deux très grandes cabines sont placées face à face, de part et d’autre d’un plan d’eau, et l’un de leurs côtés est un écran où apparaissent les visages des habitants de la ville. Comme j’avais auparavant invité les visiteurs de mes expositions à pénétrer dans les cabines, ce qui comptait dans ce projet, c’étaient les gens. J’ai travaillé pendant près de trois ans et demi sur ces portraits vidéo. LA MÉMOIRE EST FÉMININE Tu as fait un gigantesque casting. Non, il n’était pas question de comparer les personnes. J’avais plutôt la volonté de présenter la mosaïque la plus large des habitants de la ville. J’ai demandé l’aide de The School of the Art Institute et, avec deux professeurs, nous avons créé un petit bureau pour contacter le plus de gens possible. La relation directe a été extraordinaire. Quand j’ai débuté, j’ai fait beaucoup d’autoportraits parce qu’on est toujours curieux de soi-même, mais quand on regarde les autres, on peut aussi les regarder de façon personnelle. Un vieil homme peut être ton père, un petit enfant ton fils, et il peut devenir l’icône qui représente l’enfant de tous. Cette expérience m’a touché profondément et j’ai voulu continuer les portraits, mais uniquement avec des jeunes filles. J’ai toujours eu l’idée que la mémoire était féminine, que le futur était féminin et que nous, les hommes, nous étions un accident, un accident extraordinaire, mais un accident. Quand, dans une famille, la mère disparaît, la famille disparaît. Si c’est le père qui disparaît, le groupe se maintient. La tradition est féminine, tout ce qui est important et qui marque notre vie est féminin. J’ai donc décidé de réaliser des portraits de filles entre huit et quatorze ans. C’est
« Dream ». 2009. Béton et dolomite d’Espagne. Ht : 20 mètres. (Sutton Manor Colliery, St. Helens, Liverpool ; Ph. Stuart Rayner © Plensa Studio Barcelona).
Concrete and Spanish Dolomite
un moment où la beauté change très vite, si bien que chaque fois que je fais un portrait, peu de temps après, le modèle, d’une certaine façon, n’existe plus. La grande fontaine de Chicago était un hybride de sculpture, d’architecture, de vidéo, et des techniques de l’eau, etc. Elle marque la fin de beaucoup d’expériences précédentes. L’idée d’associer la photographie, qui a la propriété de capturer l’éphémère, et la sculpture, qui dialogue avec les choses éternelles, cette fusion des contraires devenait possible. Tout a basculé avec les portraits tels que je les réalise aujourd’hui, des portraits qui ont toujours les yeux fermés, car l’espace intérieur prend la place de la cabine dont je n’ai plus besoin. Outre ces têtes de jeunes filles aux yeux clos, tu réalises également des têtes transparentes en résille d’acier dont les plus grandes sont posées sans socle sur le sol. Chaque fois que nous étions avec mon équipe en train de travailler sur l’ordinateur, et que nous regardions le scan d’une tête, nous voyions cette maille bleue qui est celle de la 3D. Je regardais cette forme et, en bon méditerranéen, j’avais envie de la toucher. Nous avons passé des mois à chercher comment transformer cette forme virtuelle en une chose physique. Nous avons finalement dessiné une maille, qui n’est pas celle générée par l’ordinateur. Neuf mois nous ont été nécessaires pour réaliser la première tête et je garde toujours le même module depuis des années à partir duquel nous faisons des moules. Ces têtes transparentes permettent de voir les formes intérieures, par exemple celles de l’oreille, et c’est très beau. À certains endroits, la maille est très serrée, dans d’autres, elle est très large, c’est une question d’harmonie mathématique, presque musicale. Ce sont des formes de « contention », et je ne dois pas « dessiner » d’un geste, car, alors, tout se casserait. Quand la pièce est installée, tu vois à travers et tout ce qu’il y a autour en fait partie. J’ai installé les deux premières au Yorkshire Sculpture Park et tout ce jardin entrait dans les sculptures. Ce sont également des têtes de jeunes filles ? Toujours et telles quelles, sans manipulation. N’as-tu pas le projet de têtes dans lesquelles on pourrait entrer comme on entrait dans les cabines ? Ça existe déjà, à Calgary, au Canada, où Norman Foster a construit un grand bâtiment en courbe qui a généré une sorte de place en centre-ville, et il m’a été demandé de l’occuper avec une sculpture. J’ai réalisé une oeuvre pour répondre à mon envie de rentrer dans la tête. (C’est là que se trouve l’espace le plus grand et le plus sauvage !) Le bâtiment de Foster est gigantesque. Que devons-nous faire, nous, femmes et hommes qui sommes comme des fourmis face à de tels bâtiments ? J’ai fait de la tête un abri. Il y a une entrée de chaque côté et l’orientation de la tête est telle que l’on voit tous les gratte-ciel de la ville au travers. L’idée vient d’Alice au Pays des merveilles qui change d’échelle en permanence. Cette expérience formidable de se promener à l’intérieur d’une tête, je l’avais quand je travaillais à ces pièces, mais une fois qu’elles étaient finies, je les fermais et le spectateur ne pouvait pas la partager. À Calgary, les gens sont enfin invités à y pénétrer. Comment as-tu déterminé l’échelle de cette oeuvre par rapport au building de Foster ? Celui-ci me disait toujours : Jaume fais attention à l’échelle ! Et moi, je lui répondais : ne t’inquiète pas, l’échelle est calculée non pas par rapport à ton bâtiment mais par rapport aux personnes. Quelqu’un m’a offert un livre sur l’architecture des sièges d’entreprise, dont la couverture est une reproduction de ma sculpture, sauf que la légende, à l’intérieur, indique que Foster en est l’auteur. C’est intéressant, cela signifie que la sculpture a pris l’esprit du lieu. Foster n’est pas fâché ? Foster doit être ravi ! Et c’est moi qui devrais être fâché ! C’est un succès, même si mon nom n’est pas dans le livre, qui confirme que l’art insuffle la vie. DES LETTRES COMME DES RACINES Un autre ensemble de sculptures réalisées soit en résine, soit dans une maille d’acier constituée d’un enchevêtrement de lettres, utilise la forme d’un homme accroupi. Cet homme, est-ce toi ? C’était moi. Il y a en fait différents personnages : à genoux ou accroupi. Ce type d’attitudes est très général, c’est presque une forme neutre qui exprime mon intérêt pour l’intériorité. C’est aussi une position foetale ou une position de repos. J’avais eu l’intuition de faire un homme, mais quand la sculpture est finie, il n’y a pas de sexe. C’est un être humain. Ces personnages n’ont pas de visage. Non, à quelques exceptions près. Quand la forme est là, le visage est produit par l’imagination du spectateur. En général, tout le devant de ces sculptures est ouvert. Même si on ne peut pas entrer physiquement, on peut entrer par l’imagination. Le visage peut être un obstacle plutôt qu’une invitation, il est un cadeau que l’on fait aux autres, mais il est aussi une porte par laquelle on se ferme aux autres. Y a-t-il un rapport spécifique entre la grandeur des lettres et la taille de la sculpture ? Différentes solutions sont possibles, de grosses lettres pour des figures très petites, de petites lettres pour de grandes figures. Peut-être que dans un autre moment de ma vie, je laisserai tomber cette relation avec le texte, mais pour le moment je tiens à la garder. Et, de plus en plus, je travaille en étirant des lettres qui deviennent comme ces racines d’arbres qui sortent de la terre. Dans mon travail, les lettres sortent de la terre pour construire le corps humain. Je trouve très beau que nous gardions toujours la mémoire de là où nous sommes nés, or la sculpture a une relation très forte avec le lieu. Par ailleurs, les lettres, le texte sont déjà comme une sorte de portrait de l’être humain, car nous avons la capacité de parler et si parler est comme de la musique, l’écriture est comme la partition de notre corps. J’essaie d’écrire cette partition. Une obsession depuis des années. La vie nous tatoue en permanence. Ma première oeuvre de ce type est Tel Aviv Man, en 2003, qui a marqué un tournant important. J’avais déjà réalisé des pièces symboliques avec des lettres assemblées et
suspendues comme des rideaux. J’étais en train de fabriquer un tel rideau quand je me suis dit : « Basta, tu dois faire une figure humaine » J’ai ramassé toutes les lettres et j’ai fait ce premier homme, qui d’ailleurs était suspendu. L’idée rejoint un thème biblique : le verbe s’est fait chair. La main qui était suspendue dans la basilique de San Giorgio Maggiore, à Venise, était faite avec des lettres. Quand l’abbé de la communauté de San Giorgio a vu la main, il m’a dit la même chose. La lettre devenait chair. Je ne suis pas catholique, mais ça m’a fait très plaisir car quelquefois, en sculpture, tu parviens par l’intuition à des profondeurs qui te dépassent. Nous avons reçu des lettres, notamment de l’évêque de Salisbury qui parlait de la justesse théologique. C’était émouvant. À San Giorgio Maggiore, j’ai aussi installé une tête juste en face de la porte parce que spiritualité, transparence et lumière jouent très bien ensemble. La main et la tête se faisaient face comme dans une conversation. Pour la tête, j’avais choisi une jeune fille chinoise. Le projet s’appelait Together parce que Dieu se fiche que l’on soit d’une religion ou d’une autre. Dans le même esprit, j’utilise et je mêle toutes sortes d’alphabets. Ce geste de la main [Jaume Plensa plie ses doigts de façon à ce que le majeur et le pouce forment un C, l’index et le pouce un J] qui, par exemple dans les icônes russes, signifie « Jésus Christ », est aussi le geste de celui qui enseigne, ce n’est pas celui d’un dictateur [l’artiste pointe le doigt vers l’avant]. Et c’est un geste qui appartient complètement à ma tradition romane. Et puis il y avait aussi ce grand couloir avec les têtes en albâtre qui était comme une chambre de méditation ouverte à tous. As-tu la volonté, à travers les différents traitements que tu imposes au visage, et le recours à de très nombreux et très différents matériaux – fonte de fer, acier, bronze, marbre, albâtre, verre, bois, résine parfois éclairée de l’intérieur – de mener une démarche expérimentale ? Ces dernières années, j’ai repris beaucoup des matériaux que j’avais travaillés auparavant : l’inox, le plus satisfaisant pour les lettres, la fonte, le bois, le verre comme pour les cabines. C’est comme si je ramassais toutes les expériences antérieures et que je ne les mettais plus qu’au service du portrait. Les portraits blancs qui ont été exposés à Paris (1) ont d’abord été sculptés dans le bois. J’avais acheté des troncs énormes de cèdre. Mais les portraits ont commencé à craquer. J’adore ça, mais je n’étais pas sûr de pouvoir laisser sortir ces pièces de l’atelier et il fallait trouver le moyen d’arrêter leur évolution. Je les ai alors coulées en bronze. Mais ce n’était pas le bronze que je voulais, je voulais simplement fixer le moment le plus beau de ces craquelures. Je les ai donc peintes en blanc, si bien qu’il n’est plus possible d’identifier le matériau. J’ai aimé cette perte de la matière que j’ai par ailleurs toujours recherchée dans la transparence, la légèreté. DES ANGES TROP GROS Tu as réalisé des figures accroupies qui sont accrochées perpendiculairement au mur, en porte-à-faux. L’effet est saisissant car leur échelle est très grande, on se dit qu’ils vont tomber. Pourquoi ce mode de présentation et pourquoi ces dimensions ? Je travaille avec ces figures depuis des années et j’en avais déjà placé certaines, de diverses couleurs, en haut de poteaux, comme à Nice. Cette idée venait des oiseaux qui sont comme des lumières qui bougent tout le temps et qui regardent les hommes de haut et les voient tout petits. Placées au mur, ces figures n’existent qu’en lumière blanche. Ce sont des anges trop gros pour voler. Ils nous représentent très bien : avec tous nos défauts, nous avons quand même encore la capacité d’allumer la vie. Nous pouvons transformer nos défauts en qualité. Chaque fois que j’installe une de ces figures dont l’échelle est trop grande, elle me touche. « L’ange » est comme une mouche qui s’accroche au mur et il n’est pas « trop beau ».
« Wonderland ». 2008-2012. Acier peint. Ht. 12 mètres. The Bow, Calgary, Alberta, Canada. (Ph. Laura Medina © Plensa Studio Barcelona). Painted stainless steel
Tu dis « ramasser » actuellement des expé- riences passées. Il y a dans ton atelier une grande sculpture en « résille de lettres » dans laquelle on peut pénétrer. D’autres lettres sont suspendues à l’intérieur, semblables à celles qui formaient tes « rideaux ». Si on les fait bouger, elles s’entrechoquent et produisent une musique. Cela rappelle tes installations de gongs et de cymbales. À cette époque, j’étais intéressé par la vibration de la matière et par cette phrase merveilleuse de William Blake : « Une seule pensée remplit l’immensité. » Nous ne remplissons pas l’espace nécessairement avec des objets physiques mais avec notre énergie. Les gongs et les cymbales étaient idéals pour en faire la démonstration. L’oeuvre dont tu parles contient des lettres qui produiront un son de façon aléatoire, sous l’effet du vent, ou parce que quelqu’un sera venu les agiter, sinon il n’y aura aucun son, tandis qu’avec chaque gong était attaché un marteau qui attendait que quelqu’un s’en empare pour frapper. C’était une décision, et la vibration passait à travers le corps. On aime aussi imaginer que le son étant des ondes qui se propagent, on pourrait rattraper dans l’espace toutes les paroles prononcées depuis le début de l’humanité. Tes rideaux seraient comme quelquesunes de ces paroles saisies dans l’espace. J’avais commencé à travailler à ces rideaux quand quelqu’un m’a fait cadeau du Quart livre de Rabelais, où figure l’épisode des mots gelés : un équipage parvenu dans des eaux extrêmement froides entend des paroles restées prisonnières dans la glace. Tu as déclaré que la dimension la plus importante pour toi était celle du temps. C’est étonnant de la part d’un sculpteur. Je suis capable aujourd’hui de faire des choses dont je n’étais pas capable hier. Ceci est mon temps. Et puis, il y a le temps de l’oeuvre. L’oeuvre a un temps que tu ne peux pas forcer. C’est toi qui dois t’adapter à son rythme. Il y a un rythme pour l’approche, un autre pour la réflexion, un autre pour la fabrication. Pour les oeuvres destinées à l’espace public, ma préoccupation est celle de l’échelle, en relation avec les personnes qui seront en contact avec elles. Dans mon oeuvre personnelle, c’est le temps, parce que, quoi que je doive faire, je dois grandir en tant que personne. L’oeuvre doit être la conséquence de mes expériences, de ce que je suis. (1) Galerie Lelong, Paris, du 4 février au 24 mars 2016. Cette interview a été réalisée dans l’atelier de Jaume Plensa, près de Barcelone, le 5 janvier 2017. Une autre partie est publiée simultanément dans le catalogue de l’exposition au musée de Saint-Étienne. Pour la cohérence, trois ensembles questions-réponses sont néanmoins identiques dans les deux publications.