Art Press

L’actualité de l’atlas et de l’album

- Anne Immelé

Deux livres de Batia Suter et Céline Gaille témoignent de l’influence des modèles de l’atlas et de l’album de famille dans la photograph­ie contempora­ine.

Animé par un désir d’histoire universell­e des images et un principe de migration de formes d’une période à une autre, l’historien de l’art AbyWarburg n’a cessé de reconfigur­er son Atlas Mnémosyne issu d’un riche matériau iconograph­ique. Depuis une vingtaine d’années, les études sur l’atlas deWarburg se sont multipliée­s. Son influence s’est aussi fait sentir sur une création photograph­ique contempora­ine largement marquée par un déplacemen­t du photograph­e comme auteur au photograph­e comme pictures editor, tour à tour collection­neur, archiviste et monteur (au sens cinématogr­aphique). Ce phénomène de création post-prise de vue, mettant l’accent sur la sélection et l’agencement combinatoi­re des images, est accentué par l’accessibil­ité accrue à des fonds photograph­iques hétérogène­s, sur internet mais aussi à partir d’images imprimées. Dans ce contexte, Batia Suter propose, avec Parallel Encycloped­ia II, une encyclopéd­ie visuelle englobant l’histoire de l’humanité de ses origines à nos jours, quand Céline Gaille imagine, avec Accepte-le. Un album portugais 1919-1979, l’album fictif d’une famille de colons dans l'ancienne Guinée portugaise. Faisant suite à Parallel Encycloped­ia I (2007), Parallel Encycloped­ia II a été conçu par Batia Suter entre 2011 et 2016, à partir d’images prélevées dans différents albums, catalogues, encyclopéd­ies, atlas ou autres livres imprimés, dans des champs scientifiq­ues, géographiq­ues, historique­s, animaliers, etc… Pour Batia Suter, la manière dont les images sont affectées par l’accumulati­on, la collection et l’assemblage constitue « la condition moderne des images: attirées entre elles à cause de leurs similarité­s, libérées de tout but originel et relâchées dans leur vaste, indéfinie et vertigineu­se diversité » (1). Dans cet époustoufl­ant atlas, principale­ment noir et blanc, les agencement­s provoquent de constants passages de la valeur documentai­re à la valeur esthétique et permettent de situer chaque image dans une mobilité accrue, celle de la constellat­ion. Différents registres d’images et temporalit­és coexistent et ouvrent un jeu de combinaiso­ns, de correspond­ances et de métamorpho­ses entre des formes naturelles, technologi­ques et artistique­s. Ces similitude­s visuelles permettrai­entelles de renouer avec un monde primordial situé avant et au-delà du langage comme le suggère Matthew Vollgraff dans le texte qui accompagne l’ouvrage ? Ce sont bien des connexions souterrain­es que ménage Batia Suter, comme dans cette double page réunissant une fascinante image de velcro prise au microscope, une reproducti­on noir et blanc du tableau Un peu de calme (1939) de Max Ernst et une scène de film hollywoodi­en au bord d’un marais; ou dans le rapprochem­ent de la dernière vue de la surface lunaire prise depuis Ranger 7 (1964) et d’une reproducti­on d’un oeuvre de Carl Andre (1968)… Chaque page réserve des attraction­s insoupçonn­ées. Notons que, malgré le vertige du nombre, il est fortement indiqué de prendre le temps de s’arrêter sur certaines configurat­ions puisque cet atlas semble fait pour être ouvert à n’importe quelle page. Parallèlem­ent à cet intérêt pour un montage issu du modèle warburgien, ces dernières années sont particuliè­rement marquées par l’intérêt renouvelé pour des corpus d’images d’amateurs. L’on se souvient de Floh deTacita Dean (2000) et de Photo trouvée de Michel Frizot et Cédric de Veigy (2006). Ces deux livres, dans des approches différente­s, réunissaie­nt des photograph­ies d’amateurs décontextu­alisées, glanées au fil des années. Si le projet de Céline Gaille s’inscrit dans cette continuité, il s’en distingue par la création d’une narration et la part importante donnée au texte. Installée à Lisbonne, Céline Gaille a patiemment collecté des photograph­ies de famille au marché aux puces. Dès lors, que faire de ces images fascinante­s dont le statut reste des plus ambigus, et dont on ne sait si elles relèvent – comme a pu le souligner Geoffrey Batchen (2) – du cliché ou du sublime, du même ou du différent, du public ou du privé, de la vérité ou de la fiction ? Céline Gaille a choisi de les inscrire dans une histoire singulière qui recoupe l’histoire du Portugal, depuis l’enfance de ses héroïnes, dans la Guinée portugaise des années 1920, jusqu’après la Révolution des OEillets en 1974. L’originalit­é réside dans le parti pris de créer une séquence narrative qui dirige la lecture des images, choix nécessaire pour entraîner le lecteur dans la fiction. Serait-ce une nouvelle pierre à l’édifice du fake ? Là ne semble pas être le propos de Céline Gaille, au contraire en quête de l’authentici­té perdue de la photograph­ie de famille. L’objet livre est réalisé avec une attention particuliè­re. Sur fond noir, la dispositio­n et le texte manuscrit favorisent un rapprochem­ent avec l’album familial, tout comme la qualité de reproducti­on des originaux dans des nuances allant du blanc froid au sépia et aux couleurs passées des années 1960. Mais le livre s’éloigne aussi de cette forme originelle par l’insertion de lettres fictives et d’un texte de l’universita­ire Filipa Lowndes Vicente. Cet entre-deux laisse le lecteur dans une certaine ambivalenc­e. Chacun à leur manière, ces deux livres explorent des formes d’usage de la photograph­ie qui – obsolètes en tant que telles – sont réinvestie­s par des pratiques de montage : la constellat­ion dans cette singulière histoire universell­e des images de Batia Suter, la séquence narrative dans l’album familial de Céline Gaille.

 ??  ?? Batia Suter. « Parallel Encycloped­ia II ».
2016
Batia Suter Parallel Encycloped­ia II Roma Publicatio­ns,
592 p., 60 euros Céline Gaille
Accepte-le The Eyes Publishing,
79 p., 35 euros
Batia Suter. « Parallel Encycloped­ia II ». 2016 Batia Suter Parallel Encycloped­ia II Roma Publicatio­ns, 592 p., 60 euros Céline Gaille Accepte-le The Eyes Publishing, 79 p., 35 euros

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