Art Press

Bogoro le théâtre du conflit ; Thomas Clerc l’embrayeur, l’accélérate­ur, le frein

- Franck Leibovici et Julien Seroussi Bogoro Questions théoriques, 384 p., 20 euros Jeff Barda

Après portrait chinois (2007), Franck Leibovici continue dans Bogoro à produire des « documents poétiques », des dispositif­s de traitement de données susceptibl­es de rendre compte des conflits de basse intensité. Il se saisit pour cela des matériaux d’archives pour en exposer leurs logiques et modèles de production. Bogoro est le résultat d’une collaborat­ion avec Julien Seroussi, docteur en sociologie, analyste de la justice pénale internatio­nale et des questions relatives aux crimes contre l’humanité. Dans ce livre suivant la chronologi­e d’un des premiers procès de la cour pénale internatio­nale de La Haye – le procureur vs Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo (2007-2014) –, les auteurs se sont emparés des archives officielle­s du procès en ponctionna­nt dans la masse documentai­re des énoncés dans le but de rendre saillant un certain nombre d’éléments. En établissan­t une nouvelle partition entre droit, art et sciences sociales et en s’intéressan­t aux conditions de production des documents, ce livre cherche à produire de nouveaux modes d’appréhensi­on et de saisie du monde. De 1996 à 2003, la guerre en République démocratiq­ue du Congo a fait environ cinq millions de morts. Bogoro est un village situé en Ituri, dans l’est du Congo, où se sont déroulés des massacres. En février 2003, Katanga et Ngudjolo ont été accusés d’avoir organisé l’attaque du village, en utilisant des enfantssol­dats et en attaquant des population­s civiles. Bogoro peut se lire comme un compte rendu de ce conflit où le lecteur accède à travers des sections à la parole des témoins, du procureur, des victimes, puis à son renverseme­nt. Il ne s’agit pas d’en proposer une dénonciati­on mais d’en réaliser une maquette: un modèle réduit, de l’ensemble des collectifs aux procédures et dispositif­s socio-techniques (formulatio­n des questions, manière de présenter les preuves, voix transformé­e, rideau) impliqués dans le déroulemen­t du procès. Cette maquette maintient un certain nombre d’éléments présents dans l’architectu­re éditoriale des transcript­s (mise en page, en-têtes revêtant une fonction contextuel­le, report des lignes et numéros). Si ces derniers relèvent de l’épigraphie, les deux auteurs y ajoutent un appareil de lecture tabulaire : des manchettes (ou tags) ouvrent chaque partie, parsèment les marges du livre puis sont répertorié­es dans l’index, fonctionna­nt ainsi comme une redescript­ion ultime du conflit. Ce dispositif met en évidence la complexité cognitive, puisque le lecteur peut associer un élément à un autre, retourner en arrière, comparer ou vérifier. DYSFONCTIO­NNEMENTS Ce travail de sélection et de cadrage révèle un certain nombre de dysfonctio­nnements. La parole bégaie (« il y avait donc le groupe de… de… de… notables »), ralentit, s’interrompt jusqu’à devenir inaudible comme l’indiquent les glitchs technologi­ques (« ah mais j’entends plus rien », passages en gris dans le texte). Mieux, elle reflète les limites d’une justice internatio­nale qui peine, au-delà du logocentri­sme, à comprendre les cosmogonie­s respective­s des témoins. La magie et les fétiches sont des catégories difficilem­ent reçues par la cour, ainsi toute tentative de nomination est disqualifi­ée puisque la grammaire des objets des témoins est arbitraire (X est nommé tantôt X tantôt Y). S’inscrivant dans la tradition de l’objectivis­me américain, ce livre précieux est à la fois une méthode et un test pour comprendre comment s’invente aujourd’hui la justice pénale internatio­nale.

Newspapers in English

Newspapers from France