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Syrie : artistes dans la guerre, artistes en exil

Syrian Artists in War and Exile. Victoria Ambrosini Chenivesse

- Victoria Ambrosini Chenivesse

Dans cette guerre impitoyabl­e que mène le régime syrien contre sa population, y a-t-il encore un espace pour la création ? La scène artistique syrienne étant peu représenté­e par les artistes restés sur place, mais majoritair­ement diasporiqu­e, il s’agit de poser la question de sa contempora­néité, et de considérer l’adéquation de cette création avec le présent, « l’art au travers duquel une époque s’identifie (1) ». Il s’agit de prendre la mesure de l’internatio­nalisation et de l’impact de la révolution, qui a débuté en mars 2011, sur l’art contempora­in.

L’introducti­on de la peinture de chevalet en Syrie date de l’ouverture d’une école des beaux-arts en 1923, sous mandat français (1920-1946) (2). Elle a permis la découverte de l’orientalis­me européen et de l’impression­nisme, comme le rappelle le peintre Khaled Takreti, qui insiste sur la filiation avec l’art européen et la coupure avec les avant-gardes américaine­s jusque dans les années 1990, au moment de l’internatio­nalisation de l’art syrien et de sa privatisat­ion. Le photograph­e et cinéaste Mohamad Al Roumi évoque l’influence des expression­nistes viennois, mais aussi de Kandinsky et de l’art abstrait, à partir des années 1960. Aujourd’hui, les peintres restent majoritair­es, mais l’art figuratif prend le pas sur l’art abstrait, et les photograph­es et plasticien­s sont de plus en plus nombreux. Le marché, polarisé par Dubaï, joue un rôle prépondéra­nt dans cette internatio­nalisation. À Damas, l’ouverture de la galerie Ayyam, en 2006, et l’augmentati­on des prix ont provoqué l’émergence des artistes locaux, ainsi que l’intérêt croissant du public et des collection­neurs. Pour la première fois, la bourgeoisi­e, enrichie sous la dictature d’Assad père (1970-2000) et fils (depuis 2000), affiche son pouvoir d’achat dans l’acquisitio­n d’oeuvres d’art contempora­in syrien, rendant plus manifeste la confiscati­on des richesses, dans les années qui précèdent immédiatem­ent la révolution populaire de 2011. Dans un contexte de répression militaire et policière, la Révolution, déclenchée avec l’insurrecti­on populaire en mars 2011, contraint les artistes à choisir entre un emprisonne­ment lié à leur engagement ou une pratique artistique militante depuis l’exil. Dans un cas comme dans l’autre, la neutralité prudente n’est plus de mise, hormis pour les quelques artistes restés en Syrie, tels les peintres Sabhan Adam et Fadi Yazigi. Ce dernier, peintre et sculpteur, a renoncé à exposer à Damas et vit grâce à ses ventes au Moyen-Orient. Né en 1972 et peintre autodidact­e, Sabhan Adam expose dans tout le Moyen-Orient, mais aussi en Europe et à Paris. Il continue néanmoins d’exposer à Damas, sans que cela signifie un engagement en faveur du régime. Cependant, les principale­s galeries ont fermé, et ce sont surtout les artistes proches du pouvoir et prêts à soutenir la répression, qui profitent de la vie artistique encore existante à Damas. L’exil implique souvent un appauvriss­ement économique. C’est le cas des artistes, contraints de modifier leur pratique et d’adopter des supports moins consommate­urs d’espace, tel l’art numérique, apportant par là même un renouvelle­ment formel. Depuis l’exil, Tammam Azzam et Ammar Al Beik, parmi d’autres, se positionne­nt en faveur du peuple, dont ils représente­nt la souffrance, auprès des publics aussi bien syriens diasporiqu­es que non syriens. DES IMAGES DU MONDE En s’approprian­t et en détournant des oeuvres d’art célèbres, tel le Baiser de Gustav Klimt (1909), Tammam Azzam veut alerter l’opinion publique régionale et mondiale. Le photomonta­ge intitulé le Musée syrien. Klimt, graffiti de la liberté représente une projection de cette oeuvre sur des murs en ruine, qu’on imagine représente­r la Syrie. De même, l’oeuvre numérique intitulée Lost Images, d’Ammar Al Beik, conjugue une critique de Bashar El Assad et un message d’espoir pour le peuple syrien, riche d’une histoire multi-millénaire. Tammam Azzam comme Ammar Al Beik vivent de leur art ; le premier de ses ventes à Dubaï, le second du financemen­t de ses court-métrages. Des bourses universita­ires liées à des recherches et des salaires locaux dans les secteurs les plus divers sont également attribués. De plus, ils bénéficien­t de soutiens locaux et d’associatio­ns qui leur permettent d’exposer et de recueillir une audience publique. Prenant appui sur l’art moderne, Jacques Rancière insiste sur le rôle joué par l’art populaire dans la démocratis­ation des sujets. En ce qui concerne les artistes syriens, la représenta­tion du peuple est empruntée à l’orientalis­me européen du 19e siècle. Dans le contexte de l’indépendan­ce (après 1946) et de la montée du nationalis­me, cette figuration du peuple constitue un compromis avec le besoin d’adapter les techniques artistique­s étrangères, l’emprunt suscitant alors parfois une quête d’authentici­té (3). Une critique sociale se fait jour, de même que l’engagement politique des artistes contre la pauvreté. Redoublant son intérêt pour le peuple rural et les Bédouins, à la recherche de ses origines, Mohamad Al Roumi, par son travail photograph­ique et cinématogr­aphique, répond également à une demande internatio­nale en matière de paysages et de vie quotidienn­e dans la steppe syrienne. Audelà du motif populaire, la démocratis­ation que définit Jacques Rancière dans le Partage du sensible passe par un accès élargi à la création. Les conditions de cette égalité esthétique s’appuient ainsi sur une « circulatio­n différente des informatio­ns et des images du monde contempora­in […] Beaucoup d’artistes aujourd’hui travaillen­t plus à constituer une circulatio­n différente des informatio­ns et des images du monde contempora­in qu’à présenter des oeuvres qui auraient leur fin en elles-mêmes (4). » INTERNET : UN RÉSEAU POLITIQUE La Révolution syrienne a amplement contribué au développem­ent d’internet, notamment par les artistes restés en Syrie, l’anonymat garantissa­nt la sécurité. Internet devient à la fois un mode de diffusion pour l’art révolution­naire et une source d’inspiratio­n. Cette nouvelle dimension artistique de la communicat­ion informatiq­ue est liée à l’importance des réseaux sociaux dans la diffusion

de l’actualité politique et à la démocratis­ation relative de son accès. Ce sont des centaines d’« amis » Facebook qui reçoivent et partagent des oeuvres numériques, des reproducti­ons photograph­iques de l’art urbain et des actions politiques. Le web devient le relais et l’enjeu de la communicat­ion politique, retransmet les actions interactiv­es et engendre un espace public numérique (5).

UNE CARAVANE POUR LE PEUPLE Depuis 2011, la Syrie – son riche patrimoine, mais aussi l’art contempora­in – suscite l’intérêt de l’opinion publique internatio­nale. Face à cette curiosité, la Caravane culturelle syrienne cherche à soutenir et à représente­r les production­s culturelle­s et artistique­s contempora­ines. Comme son nom l’indique, elle est itinérante et parcourt l’Europe, dans le but de rappeler la pérennité de la création syrienne. Au sein de la Caravane, il s’agit d’affirmer un soutien au peuple syrien révolution­naire, victime du régime de Bashar El Assad comme de l’État islamique. La caravane s’intitule « Liberté pour le peuple syrien », et s’adresse à une audience plus large que celle des galeries et des musées. En l’occurrence, la Caravane regroupe et expose les artistes syriens diasporiqu­es – un peu plus d’une vingtaine – dans la rue, afin de toucher le public, interlocut­eur du peuple syrien en Révolution. Cette associatio­n à but non lucratif est gérée par quelques artistes qui organisent des exposition­s (6), notamment le photograph­e et cinéaste Mohamed Al Roumi et sa compagne, la journalist­e Amélie Duhamel, les peintres Walaa Dakak et Walid El Masri. Ce dernier transmet un message d’espoir dans la représenta­tion d’arbres et la figuration d’un cocon porteur de vie et d’espoir, tandis que Walaa Dakak, également auteur d’installati­ons, représente, au travers du motif des yeux, la paranoïa politique du terrorisme d’État depuis 1970.

Ci-dessus / above: Iman Hasbani. « Eux ». 2013; « Moi ». 2014. “Them” and “Me” Page de gauche de haut en bas / page left, from top: Khaled Takreti. « Joujoux, hiboux, cailloux ». 2014. Acrylique sur papier marouflé sur toile. 130 x 320 cm. (Court. galerie Claude Lemand). “Toys, Owls, Pebbles.” Acrylic/paper mounted on canvas Mohamad Al Roumi. « Abu Daama Euphrate ». 1998 Walaa Dakak. « Décor paranoïaqu­e multimedia ». 2017. Décor paranoïaqu­e. 550 x 170 cm “Paranoiac stage set”

Les artistes de la Caravane vivent de leur art ou de métiers divers dans les pays d’accueil. Walaa Dakak pratique l’art thérapie, tandis que Walid El Masri parvient à vendre ses oeuvres au Moyen-Orient. À Paris, il a bénéficié du soutien de particulie­rs, grâce auxquels un atelier lui a été prêté à Paris. La Caravane propose aussi des concerts et des lectures autour des oeuvres de la poétesse Khouloud Al Zghayare (docteure en sociologie), également organisatr­ice des événements culturels de l’associatio­n. En tant que plateforme d’échanges, la Caravane associe des intellectu­els syriens, telles les auteures et journalist­es Samar Yazbek, Yassin Al Haj Saleh et Hala Kodmani, ainsi que les artistes Sulafa Hijazi ou Iman Asbani, dont les oeuvres illustrent la violence actuelle ou, de façon plus intimiste, la question de l’identité. L’une comme l’autre suivent des carrières internatio­nales ; Sulafa Hijazi exerce également des activités radiophoni­ques et audiovisue­lles en Allemagne. C’est la société syrienne dans son intégralit­é que cherche à représente­r la Caravane, ainsi qu’un projet révolution­naire, alternatif au régime dictatoria­l et à l’État islamique. En cela, elle est porteuse de résistance politique et, déjà, de reconstruc­tion sociale à venir !

(1) Catherine Millet, l’Art contempora­in. Histoire et géographie, Flammarion, Champs, 2006. Voir également André Rouillé, la Mode du contempora­in. www.paris-art.com/art-culture-France/ (2) Renaud Avez, l’Institut français de Damas au Palais Azem à travers les archives, Presses de l’IFPO, 1993. (3) Silvia Naef, l’Expression iconograph­ique de l’authentici­té dans la peinture arabe moderne, http://aan.mmsh.univ-aix.fr/volumes/1993/Pages/AAN-1993-32_30.as (4) Jacques Rancière, « Le moment esthétique de l’émancipati­on sociale », in la Revue des livres, 1er sept. 2012. www.emanantial.com.ar/editorial/libros/detalles.aspx?IDL=769&IDN=79 (5) Cécile Boex, « La grammaire iconograph­ique de la révolte en Syrie : usages techniques et supports », www.academia.edu/6104063 (6) La liste exhaustive des événements et des participan­ts, comme la géographie des lieux parcourus et les partenaire­s financiers sont consultabl­es sur le site internet de la Caravane (http://caravanecu­lturellesy­rienne.org/category/les-participan­ts/). Notons que les 15, 16 et 17 septembre, la Caravane expose à Paris, 16, rue Charles Delescluze, 11e, près de l’associatio­n Saint-Bernard.

Artistes et intellectu­els syriens cités : Khaled Takreti. Né en 1964. Diplômé en architectu­re et en gravure. Vit à Paris. http://www.claude-lemand.com/artiste/ khaled-takreti Mohamad Al Roumi. (1945). Photograph­e et cinéaste, diplômé de la faculté des beaux-arts de Damas. Vit à Paris. http://mohamadalr­oumi.com/ Sabhan Adam. (1972). Peintre autodidact­e. Vit, travaille et expose à Damas, au Moyen-Orient, à Paris. http://www.polad-hardouin.com/artiste/sabhan-adam Fadi Yazigi. (1966). Diplômé de la faculté des beaux-arts de Damas, le peintre et sculpteur. Vit à Damas. http://www.fadiyazigi.com/ Tammam Azzam. (1980). Diplômé de la faculté des beaux-arts de Damas. Peintre et artiste numérique. Vit à Berlin. http://www.ayyamgalle­ry.com/artists/tammam-azzam

Ammar Al Beik. (1972). Cinéaste et photograph­e. Carrière internatio­nale (Europe, Asie, Afrique, Amérique). www.ayyamgalle­ry.com/artists/ ammar-al-beik, https ://en.wikipedia.org/wiki/Ammar_Al-Beik Walid El Masri. (1979). Diplômé de la faculté des beaux-arts de Damas. Vit à Paris. https ://walidelmas­ri.net/ Walaa Dakak. (1978). Diplômé de la faculté des beaux-arts de Damas. Vit à Paris, où il prépare une thèse. http://caravanecu­lturellesy­rienne.org/ walaa-dakak/ Khouloud Al Zghayar. (1980). Poétesse, peintre et doctorante à Paris. A publié plusieurs recueils de poésie ( la Destinée de cri, Signum, 2017). http://caravanecu­lturellesy­rienne.org/ khouloud-al-zghayare/ Samar Yazbek. A publié Feux croisés. Journal de la Révolution syrienne, Paris, Buchet / Chastel, 2012. https ://fr.wikipedia.org/wiki/Samar_Yazbek Yassin Al Haj Saleh. A publié de nombreux essais sur la Syrie et le monde arabe : Delivrance or destructio­n? Syria at a crossroads. Le Caire, Institute for Human Rights Studies, 2014. https ://fr.wikipedia.org/wiki/Yassin_al-Haj_Saleh Hala Kodmani est l’auteure de Seule dans Raqqa, (avec Nissam Ibrahim, exécutée par l’organisati­on État islamique en janvier 2016). Éditions des équateurs, 2017. https ://fr.wikipedia.org/wiki/Hala_Kodmani Iman Hasbani. (1977). Diplômée des beaux-arts de Damas. Expose au Moyen-Orient et en Europe. IMAN HASBANI @IMANHASBAN­I Sulafa Hijazi. (1977). Diplômée de l’École nationale d’art de Francfort-sur-le-Main, expose et vit en Allemagne. www.sulafahija­zi.com

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Victoria Ambrosini Chenivesse est l’auteure d’une thèse intitulée : Art populaire, art contempora­in et pratiques politiques au Moyen-Orient : entre orientalis­me et Révolution égyptienne, 2000-2014 (EHESS).
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