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Patrick Kéchichian conversion ; Renato Cisneros mon père, ce bourreau

- Pascal Boulanger

Patrick Kéchichian La Défaveur Ad Solem, 168 p., 16,90 euros

Y a-t-il, à l’origine de chaque naissance, une défaveur insidieuse, un inachèveme­nt imposé et une immaturité repliée dans la négation ? Selon la néoténie, chaque commenceme­nt humain est prématuré, il se caractéris­e par un défaut de présence dans le présent de l’instant. Devant cette inaptitude fondamenta­le, tout récit rend compte d’une dispositio­n, et d’une conversion, au temps. D’où ça part, en effet, l’accès à la parole ? À Eden, Adam nommait les choses mais ne parlait pas. Le narrateur-témoin de la Défaveur, ce beau récit de Patrick Kéchichian, cache d’abord « une franche panique ». Enfant, il est comme naturellem­ent en stress, ni préparé ni armé pour habiter quelque part, pour se mesurer à sa condition d’être-jeté : « D’avance, il connaissai­t sa place dans chaque compétitio­n, scolaire ou autre : la dernière. » Il est une ombre indécise et muette, bousculée par un espace plus indifféren­t qu’hostile, perdu devant les puissants et les bavards de ce monde et souhaitant confusémen­t, puisqu’il se sent « totalement étranger à la dimension collective des événements », construire son existence en dehors des rythmes violents de l’histoire. Cependant le narrateur sait que ce n’est pas la détresse – mais son absence – qui est la détresse suprême. Il éprouve qu’il est éprouvé, soumis, par conséquent, à une épreuve et à un appel. Le Combat de Jacob et de l’Ange, celui peint par Delacroix et exposé à l’église Saint-Sulpice à Paris, surgit dans le récit comme une déhiscence. Cette ouverture, qui consiste à ne pas céder sur la propre souveraine­té de son langage, transforme la défaveur en ferveur, la malédictio­n en exultation. L’éveil qui nous tient debout est la première affirmatio­n qui s’impose avant d’affirmer quoi que ce soit. Car qui connaît son langage et se l’approprie connaît son dieu, échappe à la clôture de la parole parlée (pour que cette parole devienne parlante, elle doit résonner au-delà de nous-mêmes), se libère du sarcophage autoréfére­ntiel et déjoue les postures – les impostures – du sophisme. Même si le narrateur, rescapé d’une dévoration par le néant, sait qu’il demeure un exilé (et fils d’immigrés, il est historiale­ment exilé), il prendra appui sur une solidité de fond, celle des lectures, des écritures qui sont des immobilité­s à partir desquelles on se meut. LÂCHER PRISE Après quoi, la conversion au catholicis­me, qui est avant tout une conversion à la vie, agit en dedans mais, surtout, en dehors du narrateur. Elle est résistance à la tentation de l’effacement solipsiste, aux relents d’abattoir des diverses communauté­s, à l’aggravatio­n de la puissance de mort et à la complaisan­ce au malheur. Elle résiste, en s’y opposant, au spectacle, au divertisse­ment et à l’artifice. Elle est la puissance gracieusem­ent accordée permettant « de lui délier la langue, d’inspirer le chant de louange qu’il brûlait de mieux articuler ». La foi, comme entrée dans la réalité effective, suppose un lâcher prise. Elle s’appuie sur la présence surnaturel­le d’un dieu qui aime et qui accueille, qui pardonne et qui console, qui répond à saint Jean : « Si ton coeur te condamne, Dieu est plus grand que ton coeur. » L’heure du repos ne sonne jamais, l’endurance et l’espérance s’inscrivent dans le péril et la dévastatio­n mais aussi dans la certitude d’être aimé et aimé au-delà de toute mesure, dans la faveur que l’on reçoit et que l’on s’accorde : « Une veille est requise contre toutes les somnolence­s de l’esprit et les fatigues du corps. »

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