DOA logique interne
interview par Richard Leydier et Stéphane Pencréac’h
DOA Pukhtu Primo Pukhtu Secundo Gallimard, « Folio policier », 9,80 euros chacun En 2007, DOA publie Citoyens clandestins : des terroristes islamistes acheminent jusqu’en France une arme chimique afin d’y commettre un attentat. Divers services spéciaux s’activent alors pour faire échec à ce projet, des journalistes enquêtent. Apparaissent des personnages attachants et fascinants – Fennec, Amel, Lynx ou encore l’obscur Montana – qui se croisent sans véritablement se rencontrer. Ils peuplent ensuite d’autres livres, dans une moindre mesure le Serpent aux mille coupures (2009), puis les deux tomes magistraux de Pukhtu Primo (2015) et Secundo (2016), dont l’action se déroule en grande partie en Afghanistan, sur fond de vols secrets de la CIA, de rivalités entre factions talibanes et de trafic d’héroïne. On ne sait pas grand chose de DOA – Dead on Arrival, acronyme médico-légal annonçant le décès d’un patient lors de son arrivée à l’hôpital. Dix ans après la publication de Citoyens clandestins, et à l’occasion de la parution en poche des deux tomes de Pukhtu, nous avons rencontré l’auteur afin d’évoquer avec lui ce cycle désormais achevé, ses méthodes de travail, mais aussi ses projets futurs.
Richard Leydier: Avez-vous écrit Citoyens clandestins dans l’idée qu’il initiait une quadrilogie ? Absolument pas. Il était censé être un standalone. Il y a un parallèle entre ce premier livre et le dernier, Pukhtu Secundo : un des personnages y disparaît à chaque fois dans des conditions ambiguës ; il faut croire que, déjà en 2007, j’avais un problème psychanalytique pour le faire mourir, car je me suis ménagé la possibilité de le faire revenir. Aujourd’hui, après avoir travaillé pendant dix ans sur l’islamisme radical et toute cette galerie de personnages, j’ai envie de passer à autre chose. Donc, ce cycle est clos. L’idée de donner une suite à Citoyens clandestins est advenue à partir du moment où l’on s’est aperçu que la version poche marchait bien. Il s’avérait dès lors légitime de s’interroger sur le potentiel littéraire à exploiter autour de cette histoire, en particulier de ce personnage qui disparaît, le fameux Lynx. Initialement, je ne l’avais pas du tout envisagé comme la figure lumineuse et principale du récit. Je pensais que le duo Amel/Karim recueillerait davantage les suffrages. J’ai créé malgré moi une sorte de monstre de Frankenstein qui a capté toute l’attention et éclipsé les autres protagonistes. Contre toute attente, les gens ont apprécié ce personnage. C’est surprenant, car c’est un assassin kidnappeur, certes à la solde de l’État, mais à la limite de la psychopathie. Il dit sans doute beaucoup de choses sur l’inconscient collectif. Dans ma démarche littéraire, j’essaye d’entreprendre à chaque fois des choses un peu nouvelles. Avec le Serpent aux mille coupures, dont Lynx est le personnage central, j’ai voulu perfectionner certains aspects, notamment le travail sur le rythme, la construction. J’ai élaboré un plan très court et davantage travaillé dans l’inspiration.
C’est un livre plus sec, dont les entrelacs me semblent plus élégants. RL: Effectivement, le croisement de lignes de vie, qui toutes convergent en une accélération violente vers un point précis, y est particulièrement tangible. Dans mes autres livres, le plan est dicté par la chronologie. Ici, c’est l’action qui donne le plan, qui est son moteur, et le calendrier s’y plie. RL : Le Serpent aux mille coupures a récemment été adapté au cinéma (par Éric Valette, avec Tomer Sisley dans le rôle titre). Il n’a toutefois pas été conçu pour ça. Les gens me disent souvent que mon écriture est cinématographique. Elle est certes très visuelle, mais c’est sans doute un enfer de l’adapter à l’écran. Stéphane Pencréac’h : Ce n’était pas votre projet initial, mais je me demande si, au fil du temps, avec un corpus d’oeuvres qui se met progressivement en place, l’idée d’une comédie humaine, au sens balzacien, ne s’impose pas tout de même. En lisant vos livres, comme avec ceux de James Ellroy, j’ai basculé de la simple lecture de polars à celle d’un véritable oeuvre littéraire. La comparaison est extrêmement flatteuse, mais ce n’est pas du tout mon raisonnement au départ. Dès lors que je valide l’idée de donner une suite à Citoyens clandestins, je réfléchis en terme de processus. Le premier jet, c’est le Serpent, qui est d’ailleurs plus un spinoff qu’une suite, puisque son action n’a aucune incidence sur les deux tomes suivants de Pukhtu. Je n’ai pas réfléchi en termes d’ensemble balzacien. Les questions qui m’animent sont : d’où est-ce que je reprends mes personnages ? Cela est conditionné par ce qui s’est passé dans le premier livre, et par l’évolution du monde, car je désirais conserver cet ancrage dans une actualité contemporaine. Et où est-ce que je les emmène? Quelle est leur conclusion ? Estce que je donne une suite à Pukhtu, ou bien est-ce que j’arrête ? C’est la seule logique qui préside à la conception d’un livre. Il n’y a pas l’idée de faire oeuvre littéraire au-delà de ça. Je suis très pragmatique. Je suis là, il faut que j’aille là, je dois passer par là… Après, y a-t-il une influence inconsciente de mon parcours culturel ? Sans doute. Ai-je pensé à Balzac et Ellroy en écrivant Pukhtu ? Non. J’avais en fait deux références en tête : Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad et Guerre et Paix de Tolstoï. SP : En lisant Pukhtu, j’ai pour ma part beaucoup pensé à Vie et Destin de Vassili Grossman, qui déploie lui aussi une impressionnante galaxie de personnages, dont la synthèse des destinées donne une idée de ce que peut être la vie d’un être humain. Je n’ai pas encore lu Grossman… Néanmoins, la rédaction de Pukhtu a été assez éprouvante, elle a duré six ans. J’ai alors pris de la distance avec la littérature de fiction. D’avoir trop mis le nez dedans, j’ai tendance à voir les ficelles très vite. Il y a aujourd’hui peu de livres qui trouvent grâce à mes yeux. Non qu’ils soient mauvais, mais globalement, je ne parviens plus à m’y intéresser. Le dernier ouvrage qui ait retenu mon attention est un livre publié au « Monde entier » chez Gallimard, et repris récemment en « Folio Policier » : les Noirs et les Rouges d’Alberto Garlini. Il porte sur les années de plomb italiennes, mais envisagées du point de vue des fascistes. L’auteur n’est pas du tout complaisant, et pour une fois, il prend des héros de l’autre côté. Il montre le ridicule de l’extrême droite, mais aussi de ceux d’en face. NI NOIRS NI BLANCS RL : On trouve cela aussi chez vous, le fait de confronter plusieurs points de vue. Il n’y a pas une morale qui prévale, entre les magouilles des sous-traitants de la CIA et les trafics des talibans. Ce que j’essaye de faire, quand je m’attaque à ce type de sujet, c’est de dépasser les cadres manichéens qui sont les nôtres, de générer une multiplicité d’entrées qui permettent de comprendre quelles peuvent être les motivations d’un personnage, sans forcément le réduire aux contingences de l’instant. Et montrer que le contexte a souvent sur les gens beaucoup plus d’influence qu’ils ne le croient. Porter des jugements, je ne dis pas que ce n’est pas nécessaire, mais il faut prendre beaucoup de pincettes par rapport à des événements qui se déroulent très loin. Si Pukhtu est considéré comme un roman complexe, il m’apparaît néanmoins comme la simplification extrême d’une situation, celle de l’Afghanistan, qui est beaucoup plus compliquée dans la réalité. SP: Dans Pukhtu, ces personnages qui ne sont ni noirs ni blancs – Sher Ali, Amel, même Lynx – sont en recherche d’une rédemption. Il y a une sorte de lueur d’espoir… Je serais un peu plus nihiliste que vous sur ce point. J’ai tendance à penser que ce sont des personnages qui vont au bout d’une logique interne extrêmement violente. À un moment donné, ils se retrouvent dans une impasse, et ils décident, ou non, d’en sortir. Parfois contraints et forcés. D’autres fois pour des raisons plus obscures. Par exemple, Sher Ali sauve Amel parce qu’il a perçu en elle quelque chose de sa fille décédée. Au fond, il essaie de tuer sa propre culpabilité : c’est plus une démarche égoïste qu’un véritable désir de rédemption. SP: C’est aussi une manière de dire qu’aucun n’est un psychopathe. Ils ressentent tous quelque chose. Oui. J’ai essayé de
trouver de l’humanité dans tous les personnages, même les plus secondaires. SP: Y compris Montana ? Tout à fait, il traverse un moment de trouble lorsqu’il prend conscience que son rapport à Chloé n’est pas strictement utilitaire. Certes, il prend la décision de la tuer, parce que c’est sa logique de fonctionnement. Mais il sait parfaitement qu’il travaille contre lui-même, car finalement, ce qu’il éprouve pour elle est plus profond que le simple abus de sa jeune maîtresse. SP: Chloé, jeune femme parisienne, issue de la haute bourgeoisie, à la fêlure profonde, a une réalité d’existence d’une grande justesse. Quant à Montana, est-il inspiré d’un personnage public ? Tous mes personnages sont des collages de personnages réels. Des Montana aussi cyniques, séduisants, roublards, j’imagine qu’il en existe. Mais il est plus une métaphore de la raison d’État qui ripe. C’est l’énarchie qui se met au service de la France dans un premier temps, puis devient pantoufle dans de grandes boîtes privées et fait jouer tous les ressorts qui sont les siens pour se tailler des postes à sa démesure. Il incarne ce moment où la défense de la République confère une forme de pleins pouvoirs ( Citoyens clandestins), puis ouvre des perspectives pour se servir au passage ( Pukhtu). Montana, c’est la perte de l’idée de République. Chloé, elle, est un patchwork de jeunes femmes connues de manière plus ou moins intime au cours de ma vie. RL : J’ai le sentiment que le personnage d’Amel est moins composite que les autres. Amel est la synthèse de deux personnes : une jeune femme journaliste, pas du tout d’origine maghrébine, et une autre amie, Marocaine, cadre dans une grande entreprise, tiraillée entre une forme d’amour filial et de respect de sa tradition et le désir de ne pas être réduite à cela. Curieusement, c’est le personnage que tout le monde déteste. Chloé, qui pourrait passer pour une petite conne tête à claques, suscite beaucoup plus la tendresse qu’Amel. Cette dernière m’apparaît comme un personnage complexe, particulièrement paradoxal. Elle s’efforce de faire les choses bien, mais au final elle les fait mal. Elle est dans un esprit de vengeance vis-à-vis de Montana, en partie parce qu’il l’a confrontée à ses propres limites. RL : Dans quel personnage avez-vous injecté le plus de vous-même ? Aucun. RL : Pas même Lynx ? Tous mes personnages viennent de moi, mais ils ne sont pas moi. L’avantage d’avoir travaillé dessus pendant dix ans, c’est que je les connais suffisamment bien pour qu’ils aient des réactions différentes de ce que seraient les miennes. Ils ont pris vie en moi. C’est l’une des magies du processus d’écriture. Jusqu’au moment de la rédaction, les visions psychologiques que je peux nourrir de mes personnages sont volontairement assez limitées. Il y a toujours un moment, lorsqu’on a commencé à prendre son souffle, qu’on est bien dans son effort d’écriture, où l’un d’eux réagit de manière tout à fait inattendue ; et là, il se met à vivre, à être une vraie personne. Quand on les maîtrise bien, parce qu’on passe beaucoup de temps avec eux, les personnages acquièrent tous cette autonomie. Parfois, leurs réactions reconditionnent le plan du livre en cours de route. Mais quand on dispose de structures et de fondations assez solides, c’est assez facile de retomber sur ses pieds. COCAÏNE SP : Cette existence tangible des personnages, c’est assez rare dans le genre du polar. La logique de devoir publier à la « Série noire » Citoyens clandestins et le Serpent aux mille coupures vient d’Aurélien Masson (1), l’éditeur qui me soutient depuis dix ans. Le problème, c’est qu’il y a clairement un plafond de verre pour les auteurs qui publient dans des collections de genre. À la fois dans la presse, mais aussi dans l’esprit des libraires et des lecteurs. Je vais faire un parallèle volontairement outrancier : beaucoup de lecteurs ne lisent jamais de science-fiction car ils pensent que le genre se réduit à Star Wars. Alors que ça peut être Ballard, Orwell, H.G. Wells. Ces auteurs finissent par être récupérés par la littérature générale, sinon ils ne sont pas lus. Le prochain livre que j’écris sur les sexualités extrêmes sera vraisemblablement encore classé en noir. Pour le suivant, la question se posera… RL : Vous pouvez nous en dire plus ? Le premier sera, globalement, une histoire d’amour, une sorte de version trash et réaliste de Cinquante Nuances de Grey. Les châtiments corporels iront bien au-delà de la fessée et des menottes. Je rencontre beaucoup de gens pour me documenter. C’est un monde structuré en couches, finalement plus difficile à pénétrer que celui des services secrets et des forces spéciales, car on touche ici à l’intime. Pour ce livre, je vais davantage travailler sur la forme. Dans la construction, je vais jouer sur la tension, en développant seulement deux points de vue, dont l’un s’exprimera à la première personne. C’est une chose nouvelle pour moi, comme lorsque j’ai écrit l’Honorable société avec Dominique Manotti (2011), qui est rédigé au présent. Cela a beaucoup modifié ma langue. J’ai d’ailleurs conservé le présent pour écrire Pukhtu. Parallèlement, je travaille déjà sur la bibliographie du prochain roman, qui sera consacré à la vie d’un officier SS, l’Autrichien Otto Skorzeny. Les Américains l’avaient baptisé « l’homme le plus dangereux de la Seconde Guerre mondiale ». C’est lui qui a libéré Mussolini à Gran Sasso. Il a lancé des opérations false flags ( soldats allemands sous uniformes américains infiltrés derrière les lignes alliées), auxquelles fait étrangement penser la mission imaginée par Quentin Tarantino pour ses GI’s dans Inglourious Basterds. Après guerre, il a été récupéré par les services occidentaux, tout en organisant la fuite de nazis en Amérique du Sud. Il a fini par être rattrapé dans les années 1960 par les Israéliens, qui l’ont utilisé pour identifier (et éliminer) des chercheurs allemands embauchés par les Égyptiens. RL: On ne sait pas grand-chose sur vous… C’est volontaire… Mais ma page Wikipédia est à peu près juste… RL: L’art contemporain, c’est un domaine qui vous intéresse ? Il y a dans Pukhtu cette scène où Amel et Chloé, juste avant une scène d’amour, tracent des lignes de cocaïne sur un numéro d’artpress au cours d’un vernissage. Et puis, dans vos sources pour ce même roman, vous mentionnez les travaux du photographe américain Trevor Paglen. Oui, Paglen a travaillé sur les sites secrets, les emblèmes et symboles des forces spéciales de l’armée américaine. Il a aussi écrit un livre très intéressant sur les vols secrets de la CIA. Mais dans Citoyens clandestins, je cite déjà un tableau de Johannes Kahrs, collectionné par Lynx. L’art contemporain est un domaine que je connais un peu, notamment pour avoir fréquenté, étant étudiant, les premières Biennales de Lyon, où j’ai découvert le travail de Gerhard Richter, notamment son tableau Onkel Rudi, et de Roman Opalka. Je ne suis cependant pas client de tout. J’ai tendance à privilégier les artistes qui travaillent vraiment sur leurs oeuvres, qui mettent les mains dans le cambouis. SP: Et la musique ? Elle innerve vos livres. Les choix musicaux reflètent-ils vos propres goûts en ce domaine ? En partie seulement. Cela participe aussi de l’ancrage culturel de l’époque. La bande-son de Citoyens clandestins est celle de Lynx au travail, lorsqu’il torture ses prisonniers, le casque de son baladeur MP3 vissé sur les oreilles. La musique révèle le personnage de Lynx, dans tous les sens du terme. (1) Aurélien Masson a depuis quitté la « Série noire » de Gallimard pour rejoindre les éditions des Arènes.