GILLES STASSART
« L’homme saute dans le grand canal qui se déverse vers la lagune. Peut-être fait-il un pas ? Peut-être bascule-t-il la tête la première comme lorsqu’il est venu au monde. Personne ne le sait, car personne ne l’a encore remarqué. Dans une pochette plastique, sur le bord, " quelques effets personnels "comme on dit lorsqu’on ne possède presque rien ; quelques papiers administratifs dont une demande d’asile refusée. Documents. Nous sommes le 21 janvier 2017, l’eau est à cinq degrés. Vingt-deux ans, l’homme vient de Gambie. Autour de lui, le train-train vénitien, des vaporetti bondés, des touristes en goguette sur les quais, sur les ponts. Son corps perce l’eau marron et provoque autour de lui un soubresaut concentrique d’ondes, infime et dérisoire, face à l’inertie du canal qui cherche le large. L’eau miroite à peine dans ce ciel gris de janvier, mais bientôt le sommet de son crâne brisera ce miroir, car il ne se noie pas immédiatement. L’homme est cependant presque mort. Une tête coupée à la surface de l’eau, hache tag, un document toi aussi, image de sacrifice, sur nos écrans, saisie par des téléphones qui filment et démultiplient la scène ». Telle est la situation d’énonciation de cette installation décrite par son auteur, Gilles Stassart, qui réinvestit la salle de bain de l’appartement de l’ancien directeur de la Banque de France de Béthune pour faire plonger le visiteur dans les eaux sombres, tour-
noyant à petit bouillon dans la faïence blanche – eau d’encre noire, celle de la noyade, mais aussi celle, plus symbolique, de l’écriture. À l’origine, un fait divers, ou plutôt, un drame humain : Pateh Sabally, un jeune migrant, se noie à la vue de tous dans le Grand Canal de Venise, pourtant si fréquenté. Gilles Stassart décide d’écrire une lettre à ce jeune homme, devenu personnage d’une histoire, renvoyant ainsi cette expérience singulière à notre expérience du regard, à la médiatisation de l’événement sur internet. Les nouvelles vont vite, mais les gestes de sauvetage trop lentement.
« C’est ton projet : rebrousser chemin ici, dénaître. Traverser la mer une nouvelle fois, revoir tes amis, ta famille, paniquer sur une embarcation dérisoire, subir l’escroquerie du passeur et la morsure du soleil, rentrer chez toi et plus encore, retourner à l’eau qui t’a vu naître. Recréer le monde. En route, tu nous livres sous les ors de cette ville du luxe et de l’usure, le spectacle scandaleux de ta noyade, car avec elle, tu déclenches un incendie qui nous consume », poursuit Gilles Stassart, qui décrypte ici l’obscénité d’une actualité désarmante, une sorte d’impensé. Mais, là où cette installation dépasse la posture critique, c’est lorsqu’elle connecte l’intime et le politique, et, citant Georges Bataille, on ne peut qu’y souscrire : « L'expérience est la mise en question (à l'épreuve), dans la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être. Que dans cette fièvre il ait quelque appréhension que ce soit, il ne peut dire : j'ai vu ceci, ce que j'ai vu est tel ; il ne peut dire : j'ai vu Dieu, l'absolu ou le fond des mondes, il ne peut que dire ce que j'ai vu échappe a l'entendement, et Dieu, l'absolu, le fond des mondes, ne sont rien s'ils ne sont des catégories de l’entendement1 ». Pour illustrer ce propos, Stassart propose ici son Regulus Ex
tinction, en référence à la fameuse toile de Turner ( Regulus, 1828/1837), fidèle à l’éblouissement du général carthaginois aux paupières coupées, et obligé de regarder le soleil en face, aveuglément, et jusque dans la nuit. LB