DAISUKE YOKOTA
Daisuke Yokota est ce que l’on pourrait appeler un « ressasseur » d’images. Sa pratique est une expérimentation incessante des limites, puisqu’elle consiste bien souvent à photographier, re-photographier, travailler l’image à la chambre noire en reproduisant plusieurs fois de suite les mêmes étapes jusqu’à l’obtention d’une image extrêmement chargée, habitée de temps, quasi archéologique. La photographie est pour lui un organe d’effacement et d’obscurcissement, insatiable et vorace. C’est une confession, perdue dans le brouillard, d’une mémoire qui échappe toujours. On pourrait croire, en allant trop vite, que son travail est une réflexion sur le médium photographique, sur son aura perdue ; il est davantage un moyen de se perdre dans le monde et les méandres des images mémorielles.
Pour Intériorités, nous présentons une version réactivée d’Inversion, avec la conviction que cette oeuvre répond ici à une nécessité, à la volonté de mener l’expérience de l’ombre jusqu’au bout. Cette pièce a été montrée pour la première fois aux Rencontres d’Arles de 2015 : il s’agit d’une installation de centaines de photographies solarisées, chaque image étant une transposition par contact, sur papier photosensible, d’une image couleur parue initialement dans le livre Matter (2014-15). Les pages du livre deviennent ainsi des négatifs. La question du geste est fondamentale pour l’artiste, car rappelons que cette pièce a également été déclinée sous la forme d’une performance — Extra Inver
sion — qui a eu lieu au club Silencio à Paris, en 2015, et pour laquelle Daisuke Yokota officiait en direct, devant le public, afin de réaliser des tirages solarisés. Cette performance était aussi l’occasion de saisir la dimension musicale de la pratique de l’artiste, pour qui l’image est finale-
ment prise dans un tissu complexe de strates sonores, de nappes d’ambiances, d’un magma acoustique, dense et épais.
Ici, pour Intériorités, nous sommes face à un bloc d’images noires et métallisées, lisibles uniquement si l’on fait l’effort de s’en approcher, tant les corps sont fragmentés, les végétaux rainés et les architectures en lambeaux. Les tirages sont noircis comme par de la suie et obligent à forcer le regard. L’inversion joue donc à plein : invertir est un acte de transposition active et sans compromis, une manipulation radicale qui ne peut avoir de moyen terme, entre positif et négatif, nuit et jour. Et c’est sans doute ici que nous pouvons faire un rapprochement avec la pensée de Bataille, avec la question de l’épaisseur nocturne de la conscience qui se cherche, avec l’impossible et l’inconnu, la force mystique de l’obscurité, cette « présence qui n’est plus distincte en rien d’une absence1 ». Avec cet artiste, l’Expérience intérieure de Bataille, en tant qu’expérience en partie négative, pourrait aussi, acceptant pleinement de sortir d’elle-même, devenir une plongée méditative, délivrée de projet, dans la pure présence. LB