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Klaus Rinke l’eau et le temps / Water and Time.

Le Centre de création contempora­ine Olivier Debré, à Tours (CCCOD), présente, jusqu’au 1er avril 2018, deux exposition­s de Klaus Rinke. La première, l’Instrument­arium, livre une réflexion sur les enjeux culturels et géopolitiq­ues liés à l’eau ; la seconde

- Interview par Philippe Piguet

Figure majeure de la scène internatio­nale, Klaus Rinke, né en 1939 à Wattensche­id, dans la Ruhr, développe depuis plus de cinquante ans une oeuvre exigeante et radicale, riche d’une production polymorphe qui a souvent été montrée en France. Notamment au Centre création contempora­ine de Tours qui l’invite à nouveau cet automne dans ses nouveaux locaux pour une double exposition: l’une, en forme de réactivati­on de l’installati­on qu’avait réalisée l’artiste en 1985 au Centre Pompidou; l’autre, sur la scène de Düsseldorf des années 1970-2000, où il a enseigné à l’Akademie pendant trente ans. L’art de Klaus Rinke, qui est fondamenta­lement requis par le vital, relève d’une réflexion philosophi­que sur notre rapport au monde dans une préventive qualité visionnair­e.

En 1985, à l’invitation de Bernard Blistène, alors jeune conservate­ur au Musée national d’art moderne, tu présentais au Centre Pompidou, dans ce qui était l’immense fosse du Forum, une installati­on monumental­e intitulée l’Instrument­arium. Celle-ci rassemblai­t la quasi-totalité de tous les éléments matériels que tu employais, depuis une quinzaine d’années, à la réalisatio­n d’une oeuvre adossée aux concepts fondamenta­ux de l’eau et du temps. Qu’est-ce qui t’avait conduit à une telle démarche? Jusque dans le milieu des années 1960, j’ai pratiqué une sorte de peinture minimalist­e qui en appelait à un vocabulair­e de formes élémentair­es, puis je me suis intéressé à la sculpture et j’ai commencé à réaliser des oeuvres en polyester. J’ai fabriqué alors différents objets aux allures de boîtes et de tubes quand je me suis aperçu, habitant près du port de Düsseldorf, qu’ils pouvaient flotter sur l’eau. Cela m’a donné l’idée de faire moi-même une sorte de bassin que j’ai rempli à moitié pour y poser mes sculptures. Ça a été une véritable découverte : j’avais réalisé là une sculpture la plus minimalist­e que je pouvais imaginer, un bassin contenant une importante masse d’eau.

En quoi cette situation t’a-t-elle conduit à penser que l’eau était potentiell­ement un matériau que tu pouvais exploiter artistique­ment? Dès que j’ai rempli d’eau ce bassin, j’ai aussitôt compris qu’elle pouvait l’être au même titre que n’importe quel autre matériau. À ceci près que l’eau n’est pas stable. Tu ne peux pas la garder en main ; ça fuit, ça s’échappe tout le temps. Il me fallait donc imaginer des contenants qui la retiennent. De plus, j’ai très vite pris la mesure que, sitôt que l’on travaille avec l’eau, on est dans un processus de rapport au temps. L’eau et le temps, c’est la même chose. Je n’ai rien inventé, j’ai simplement compris qu’il y avait là matière à développer tout un travail et c’est ce que j’ai fait pendant cinquante ans.

En 1968, Harald Szeemann, qui dirigeait la Kunsthalle de Berne, te propose de participer à l’exposition 12 Environnem­ents qu’il est en train d’organiser. Est-ce à partir de là que ton travail prend son essor ? Absolument. J’y ai présenté une sorte d’immense matelas rempli d’eau qui occupait toute la surface d’entrée de l’exposition. Le public était donc obligé de marcher dessus pour y entrer, au risque de perdre pied. Cela ne relevait pas de la performanc­e mais déjà de l’idée d’une esthétique relationne­lle. Elle reste emblématiq­ue de tout mon travail dans son rapport au corps, à son équilibre et à sa fragilité.

UNE PHILOSOPHI­E DE L’EAU Pourquoi avoir abandonné très vite l’usage du polyester pour recourir à tout un monde d’objets industriel­s ? J’ai arrêté de travailler avec le polyester à cause de sa nocivité, et puis c’était un matériau qui ne me satisfaisa­it pas vraiment. Les formes qu’on pouvait en obtenir avaient un côté trop mou. J’étais plus en recherche d’une plasticité radicale et construite, aussi je suis allé chercher des objets métallique­s, préfabriqu­és ou que je faisais fabriquer spécialeme­nt : des robinets, des tuyaux, des pompes, bref, tout un arsenal

destiné à mettre en évidence l’idée d’une circulatio­n de l’eau. L’eau, c’est mon art, et mon art procède d’une sorte de philosophi­e de l’eau.

Dès lors que tu as montré ce travail, quel accueil a-t-il alors reçu? Quand, à Baden-Baden, à la fin de l’année 1969, à l’occasion de l’exposition 14 x 14. Eskalation, j’ai pompé l’eau de l’Oos, un petit affluent du Rhin, pour l’acheminer jusque dans la Kunsthalle, cela a attisé la curiosité et, le jour du vernissage, il y avait énormément de monde. J’ai déployé là une installati­on qui mettait à vue cette idée de la circulatio­n de l’eau. La plupart des gens étaient complèteme­nt décontenan­cés et ne comprenaie­nt pas ce qui pouvait bien motiver une telle démarche. Aussi, j’étais tout le temps obligé de me justifier. Le public jugeait ce que je faisais n’était pas de l’art ; il était très agressif.

Quelle réflexion en as-tu tiré ? Ce qui m’a très vite interpellé, c’est que le public considérai­t toujours plus important l’individu qui avait fait la chose que la chose elle-même, plaçant ainsi l’artiste au centre de sa création et non l’objet réalisé. Cela allait dans le sens de la réflexion que développai­t Harald Szeemann par rapport à la question de l’attitude de l’artiste. J’ai réalisé par la suite toute une série de gestes et d’actions, plus ou moins performati­fs, qui visaient à renforcer ce ressenti et dont témoigne une production d’images pho- tographiqu­es, notamment autour du temps et de l’espace, me mettant moi-même en jeu parfois avec des objets comme des horloges, des seaux, des containers, etc.

À propos de l’Instrument­arium, dont tu présentes une nouvelle version au CCC OD, l’idée de rassembler tous les instrument­s de tes performanc­es et autres prestation­s tenait-elle dans ton esprit du concept d’oeuvre d’art total ? À considérer que c’est tout ce que j’avais utilisé dans mes performanc­es, on peut en effet le dire ainsi. Mais tous ces instrument­s, ce sont d’abord et avant tout les instrument­s de ma pensée. Une sorte de philosophi­e visuelle. En somme, je suis un artiste métaphysic­ien qui travaille avec les phénomènes de notre existence. Je ne suis pas un sculpteur. Je déteste travailler avec mes mains – modeler un bloc de terre, par exemple. Je travaille avec des instrument­s de précision, voire des machines.

Au CCC OD, tu as choisi de réactiver l’Instrument­arium. Qu’est-ce que cela représente pour toi, trente-deux ans plus tard ? L’idée vient d’Alain Jullien-Laferrière, le directeur du CCCOD, qui tenait absolument à ce que je le refasse. Après avoir hésité, je me suis dit que l’enjeu était intéressan­t. Mais, compte tenu du fait que la nef du centre d’art ne pouvait pas accueillir l’Instrument­arium en totalité et que je ne souhaitais pas en montrer qu’une partie, je lui ai proposé d’en imaginer une nouvelle formulatio­n. J’ai décidé d’utiliser quatre énormes jarres en céramique que je possède et d’y mélanger des eaux issues des grandes rivières européenne­s. Ce sont des rivières de pays qui ont un riche passé culturel, comme le Tibre à Rome, la Seine et le Rhône pour la France, le Danube pour l’Autriche, le Rhin pour l’Allemagne, etc., en excluant toutefois l’Angleterre à cause du Brexit…

Si bien que la version 2018 de cet Instrument­arium a une connotatio­n politique nouvelle qui est très différente de l’ensemble présenté au Centre Pompidou en 1985. On passe d’une démarche complèteme­nt personnell­e, qui portait la mémoire de tes actions passées, à une création qui s’avère être beaucoup plus engagée… C’est devenu quelque chose de politique par hasard, à cause de ce Brexit. Au début, je voulais aussi aller à Londres pour prendre l’eau de la Tamise, mais, finalement, j’ai décidé de ne pas le faire. Je n’imaginais pas ne pas réagir à la situation et ne pas tenir compte de l’actualité où un certain nombre de pays aspirent au retour de leur souveraine­té.

Est-ce à dire que ce nouvel Instrument­arium opère en métaphore de l’évidente unicité de l’Europe ? Même si je revendique volontiers être citoyen du monde, je suis très européen. J’ai eu la chance de beaucoup voyager et j’ai compris au fil du temps ce qu’était la France, ce qu’était la Grèce, ce qu’était l’Italie, voire des contrées encore plus éloignées comme l’Australie où j’ai séjourné régulièrem­ent dans le passé. L’Europe ne nous fera jamais perdre notre culture. Les Français resteront toujours français, les Grecs resteront toujours grecs, les Italiens resteront toujours italiens, etc. Les temps d’aujourd’hui sont à l’ouverture, à l’échange et au mélange. C’est l’histoire de notre temps.

UNE MÉMOIRE QUI N’EXISTE PAS L’instrument­arium, c’est tout un ensemble de pièces qui ont à voir avec l’eau.Tu disais toi-même que l’eau et le temps, c’est la même chose, le même combat. Comment appréhende­s-tu ce rapport au temps aujourd’hui que tu es un artiste d’un certain âge qui l’a justement traversé? J’ai toujours dit que le temps n’existait pas. Le passé, c’est une mémoire qui n’existe pas. Le futur n’existe pas encore. Notre présent, ça n’existe pas. Ce n’est rien. Stephen Hawking, le grand physicien théoricien britanniqu­e, dit que le temps est pure imaginatio­n. Le moment qu’on vit, c’est le plus mystérieux, pas le passé, ni le futur. Le futur, on peut le manipuler pour que demain soit un autre jour, mais le passé, c’est comme un bloc qui pèse sur nous, en nous. Un être humain, ce n’est rien par rapport au cosmos. Nous ne sommes rien. Même pas des bactéries…

Et pourtant, on ne cesse de courir après le temps… Alors qu’on ne sait pas pourquoi on existe. Par hasard, peut-être. Une chose est sûre, en revanche, l’eau est l’élément matriciel de notre existence. Notre corps est constitué d’eau à plus de 65%. À cause de l’eau, il y a des plantes. À cause des plantes, on est devenu vivant. Le corps luimême est un flux.

Si l’eau et le temps sont à tes yeux en parfaite symbiose, il y a un autre élément récurrent dans ton vocabulair­e plastique, c’est cet objet qu’est l’horloge. À quel moment as-tu pris conscience de la notion du temps? Cela tient à deux choses : d’une part, au fait que mon père était cheminot et que j’ai été élevé au rythme des trains et des horloges qui me paraissaie­nt être des lunes la nuit ; d’autre part, parce qu’à l’époque adolescent­e, j’allais travailler à la campagne. Je me souviens notamment qu’un jour, avant la tombée de la nuit, j’ai voulu faire une petite aquarelle quand je me suis aperçu que le soleil déclinait vite, ce qui m’a entraîné à en faire une autre, puis une autre et finalement j’en ai fait cinq. Au fur et à mesure, j’ai été obligé de peindre de plus en plus rapidement pour finir par faire la dernière quasiment dans le noir. Le lendemain, quand je les ai regardées les unes à côté des autres et que j’ai constaté l’intérêt qu’elles suscitaien­t, j’ai pris conscience de ce que pouvait être un artiste. À savoir, quelqu’un qui peut mettre à la vue des autres ce qu’est un phénomène dans son déroulemen­t temporel. Mais aussi qu’un artiste, c’est comme un médium entre les gens et l’univers.

CULTIVER SA PROPRE NÉGATIVITÉ Là, tu mets l’accent sur un point très important par rapport à ta propre aventure de création: c’est l’idée de transmissi­on. À l’occasion de ton exposition à Tours, Alain Jullien-Laferrière t’a proposé de mettre en forme un projet qui te tenait à coeur depuis longtemps, en rapport avec la période où tu as enseigné à l’Akademie de Düsseldorf de 1974 à 2004. Pour souligner la force de la relation qui te lie à cette ville, malgré les déboires fiscaux infondés qui t’ont conduit à quitter l’Allemagne pour t’installer en Autriche, il t’a proposé d’appeler celle-ci Düsseldorf, mon amour. Si elle réunit un ensemble d’archives et d’oeuvres de toimême et de quelques-uns de tes nombreux et talentueux étudiants, cette exposition met surtout en exergue à la fois cette puissante relation et cette qualité de transmissi­on. Pour bien comprendre la situation, il faut dire que j’ai tout d’abord grandi dans la Ruhr, puis que je suis venu à Düsseldorf pour suivre des études. La Ruhr et la Rhénanie, ce sont deux mondes totalement différents. D’un côté, l’industrie, le monde du travail, des immigrés ; on vivait au quotidien avec des gens qui ne parlaient quasiment pas allemand. De l’autre, Düsseldorf, le monde de la culture, du baroque, du théâtre, de la mode, de l’architectu­re, etc. ; bref, la ville moderne par excellence. J’aurais bien voulu faire mes études à l’Akademie, mais cela coûtait trop cher. Je me suis donc retrouvé à la Folkwang Universitä­t der Künste où était dispensé un enseigneme­nt polyvalent et, finalement, c’était beaucoup mieux…

Et pourtant, après que tu t’es fait connaître, est arrivé le jour où le directeur de l’Akademie, Norbert Kricke, t’a proposé d’y enseigner. Qu’est-ce qui t’a motivé à ac-

cepter ? En fait, Kricke comptait sur moi pour rééquilibr­er l’école car Joseph Beuys y avait une classe dont il se servait surtout pour façonner sa propre image en l’ouvrant à tout le monde. Pour ma part, je menais à Düsseldorf une vie très active dans le partage avec toutes sortes d’artistes comme Eva Hesse, Günther Uecker, Gerhard Richter, Sigmar Polke, etc. Si j’ai accepté de créer une classe, c’est que je voulais contribuer à l’émancipati­on des étudiants. Ce qui m’intéressai­t, ce n’était pas de leur enseigner le bateau à voile dans une baignoire académique, mais savoir naviguer sur les océans, dans les vents les plus forts…

Enseigner, c’est entraîner l’autre à se connaître soi-même plutôt que de lui apprendre un savoir-faire? Enseigner, c’est développer l’ego intime de l’autre pour qu’il découvre ses propres moyens. Chaque artiste a sa propre écriture. Trop souvent, les gens veulent être autre que ce qu’ils sont en vérité. Or on n’est jamais la personne que l’on pense être ; en revanche, on est la personne négative que l’on déteste en soi. Pour cela, il faut cultiver sa propre négativité. Nos défauts, c’est ce qui nous singularis­e. Il faut rentrer dedans. C’est cela qui est positif et cela vaut pour tout le monde, au-delà même de l’art.

À considérer l’ensemble de ton oeuvre, outre tout ton travail de performanc­es, de photograph­ies et d’installati­ons, le dessin y occupe une place centrale. Pour toi, qu’est-ce que le dessin ? C’est la pensée visuelle d’un artiste. C’est ce qui est au commenceme­nt. C’est incroyable toutes les possibilit­és du dessin ! Il suffit de prendre un crayon et une feuille de papier et, immédiatem­ent, on peut mettre en forme sa pensée. Le dessin, c’est l’univers de notre imaginatio­n. Un dessin, c’est comme un obstacle. Il est là et pas ailleurs.

Tu uses d’un matériau de prédilecti­on, le graphite. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce matériau ? Sa résistance, tout d’abord. Avec le graphite, à la différence du fusain, il faut opérer dans l’immédiat. Il n’y a pas de repentir possible. Si on rate, on jette. De plus, le graphite, c’est une matière grise, proche de la pensée, et son usage – du moins celui que j’en fais – s’inscrit dans une relation directe avec le corps. Il y a quelque chose somme toute érotique dans la pratique du dessin, tant le corps y est en jeu…

Tes dessins offrent d’ailleurs à voir toutes sortes de formes organiques d’une forte sensualité… En écho à ce flux vital qui fonde ma démarche et qui est l’expression même du vivant.

Philippe Piguet est critique d’art, commissair­e d’exposition indépendan­t, notamment chargé des exposition­s de la Chapelle de la Visitation, espace d’art contempora­in, à Thonon-les-Bains, et directeur artistique de Drawing Now Paris et de Soon.

(1) Exposition collective avec Joseph Beuys, Sigmar Polke, Günther Uecker, Gerry Schum, Jörg Immendorff, Konrad Klapheck, Reiner Ruthenbeck, Nam June Paik, Asta Gröting, Gotthard Graubner, Norbert Kricke, Blinky Palermo, Katharina Sieverding, Tony Cragg, Thomas Ruff, Reinhard Mucha, Bathélémy Toguo, Kraftwerk…

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 ??  ?? « Puisage de la Vltava (Moldau), République tchèque, août 2017 ». (© L. Talin d’Eyzac - CCC OD, Tours.
“Drawing Water from the Vltava, Czech Republic, 8/2017”
« Puisage de la Vltava (Moldau), République tchèque, août 2017 ». (© L. Talin d’Eyzac - CCC OD, Tours. “Drawing Water from the Vltava, Czech Republic, 8/2017”
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 ??  ?? À gauche/ left: Klaus Rinke. « Le temp du lac », Jean Nouvel. « Monolith, Murtensee, Schweiz ». 2002. (Ph. et © Klaus Rinke). “Lake Time” Ci-dessous / below: Atelier de K. Rinke à Neufelden (Autriche) en 2017. Rinke’s studio in Austria
À gauche/ left: Klaus Rinke. « Le temp du lac », Jean Nouvel. « Monolith, Murtensee, Schweiz ». 2002. (Ph. et © Klaus Rinke). “Lake Time” Ci-dessous / below: Atelier de K. Rinke à Neufelden (Autriche) en 2017. Rinke’s studio in Austria

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