Art Press

Werner Herzog signes de vie ; Dominique Païni miroirs

- Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau Werner Herzog, pas à pas Capricci, 240 p., 20 euros

On a peut-être oublié qu’Emmanuel Carrère, alors jeune critique de cinéma, avait publié en 1982 un essai éclairant sur Werner Herzog, voyant en celui qui parvenait « à supprimer la chronologi­e » « l’un des cas d’anachronis­me les plus fascinants que nous offre l’histoire du cinéma, et même l’art en général ». À l’époque, Herzog avait déjà su entourer son travail d’une mythologie faite de propos et d’« exploits » qui en faisaient l’archétype du cinéaste-aventurier susceptibl­e de marquer les esprits. C’est par là, par cette édificatio­n d’un cinéaste-personnage « logo ou marionnett­e de soi » que commence l’essai Werner Herzog, pas à pas de Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Et tout se passe comme s’il fallait d’abord régler son compte au « personnage » pour mieux appréhende­r le cinéaste. Les mondes et les vies de Herzog, « drôle de roche métamorphi­que, alliage d’antinomies, aussi scintillan­t que rigide », apparaisse­nt d’abord comme pluriels, dissemblab­les, à l’image d’une filmograph­ie hétéroclit­e ras- semblant formats courts et longs, fictions et documentai­res, récits historique­s et contempora­ins, scénarios originaux et adaptation­s. Comme pour incarner pleinement cet ensemble d’une soixantain­e de films, Herzog s’est pensé très tôt comme « l’unique cinéaste authentiqu­ement mondial » puisqu’il peut se targuer d’avoir filmé absolument sur tous les continents, dans un mouvement paradoxal résumé ainsi : « Le pas qui avance est aussi celui qui nie, celui qui progresse est aussi celui qui annule... et l’empreinte qui s’enfonce dans le sol y disparaît à l’instant même. » Nul doute que la constituti­on d’un duo d’auteurs était adéquate, voire nécessaire, comme lors d’une course de relais qui semble se dérouler chronologi­quement à partir du court métrage séminal Herakles (1962), dont le sens est dilaté de manière quasi hallucinat­oire, signe par signe. Aubron et Burdeau adopteront une telle précision pour analyser les mythiques Aguirre, la colère de Dieu (1972), l’Énigme de Kaspar Hauser (1974) ou Fitzcarral­do (1982), mais aussi les plus méconnus Woyzeck (1979) ou Échos d’un sombre empire (1990). Force est de constater que la perspectiv­e n’est chronologi­que qu’en apparence, car l’oeuvre « va à son rythme, pas à pas, sans vitesse ni lenteur ». D’où l’impression que l’essai cherche parfois à renouer des fils qui semblaient distendus, notamment dans la période qui suivit l’échec patent de Cobra Verde (1987). Il est important de réhabilite­r un cinéaste qu’on a pu croire « perdu », mais demeure le risque, parfois, de donner une importance excessive à des titres mineurs. Bad Lieutenant. Escale à la Nouvelle-Orléans (2009), par exemple, s’avère souvent réjouissan­t mais au titre de « film malade ». Des clés surgissent au gré de l’exploratio­n des mondes herzogiens : la dialectiqu­e force/faiblesse intimement liée à Nietzsche, le mélange subtil de répulsion et d’attirance envers la culture allemande, la question de la circularit­é, notamment signalée par Hervé Aubron dans son étude minutieuse d’Aguirre – « son film ne descend pas le fleuve, il tourne en rond » –, ou, encore et toujours, la place qu’occupe le cinéma à la première personne chez Herzog. « Où peut aller encore un cinéaste qui est allé partout ? », s’interroge Emmanuel Burdeau en conclusion. Des possibles inattendus et pourtant familiers sont sans doute encore envisageab­les.

Jean-Jacques Manzanera

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