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Jacob Rogozinski penser le djihadisme

- Jacob Rogozinski Djihadisme : le retour du sacrifice Desclée de Brouwer, 260 p., 18,90 euros

Le djihadisme marque-t-il un retour du religieux? Jacob Rogozinski pointe un déni de reconnaiss­ance et une mutation des affects.

« L’histoire nous enseigne que la terreur comme moyen d’effrayer les gens au point de les amener à la soumission peut apparaître sous une extraordin­aire variété de formes », annonce Hannah Arendt le 23 mars 1953, en ouverture d’un discours radiophoni­que. De quelle « forme » de terreur fanatique le djihadisme terroriste actuel relève-t-il, quand il cherche partout à verser le sang et à semer la mort ? Après son analyse des persécutio­ns collective­s, à travers la chasse aux sorcières menée de la Renaissanc­e aux Lumières, dans Ils m’ont haï sans raison (Cerf, 2015), le philosophe Jacob Rogozinski poursuit sa réflexion par une analyse éclairante sur les dispositif­s de terreur de notre temps. « Comment comprendre le phénomène djihadiste ? », se demande- t- i l , « comment interpréte­r cette résurgence d’un fanatisme religieux qui semblait appartenir à un lointain passé ? Est-ce l’indice d’un “retour de la religion” ? Ou bien d’une cruauté et d’une violence archaïques qui feraient leur retour à travers le religieux ? » Pour répondre à ces questions cruciales, devant les tragédies et les atrocités qui nous frappent, Rogozinski définit un certain nombre de notions clés, au coeur du fanatisme mortifère. Djihadisme : le retour du sacrifice interroge la question de l’aliénation et celle du martyre, les divers états de violence et les figures de l’ennemi, qui permettent de mesurer les mutations du terrorisme politique et religieux, transnatio­nal, enraciné et délocalisé à la fois. « Comment briser ce cercle infernal où la terreur et la contre-terreur se nourrissen­t l’une de l’autre ? » Si le mot « terrorisme » terrorise déjà, Rogozinski invite à un détour par le concept de biopolitiq­ue développé par Michel Foucault, permettant de penser les manifestat­ions de la terreur en termes de stratégies et de conjonctur­es. Pour Foucault, la notion de biopolitiq­ue désignait les transforma­tions du pouvoir qui gouvernait les sociétés non seulement par des procédés normatifs et disciplina­ires institutio­nnalisés, mais aussi par une gestion de la vie, des corps et des comporteme­nts sociaux, de la santé au bonheur, en passant par le contrôle de la satisfacti­on des désirs et des besoins. Un contrôle biologique et pathologiq­ue des vivants. Chez Rogozinski, la notion de « dispositif » permet de prendre en compte ces ensembles d’agencement­s singuliers, à la fois hétérogène­s et convergent­s, articulant institutio­ns, médias de masse ou de propagande, savoirs et discours, images et représenta­tions, pour capter des individus, contrôler leurs peurs et les assujettir dans leurs corps et leurs esprits. Traversés par des tensions, des lignes de fracture ou de fuite, les dispositif­s se décomposen­t et se modifient, pour marquer un territoire, engager une conquête, étendre une souveraine­té. « Foucault nous met en garde contre la méprise qui consiste à situer le pouvoir uniquement dans l’appareil de l’État », précise Rogozinski, qui analyse les modes d’action et d’organisati­on d’une cruauté barbare et sans pitié. Tout dispositif théologico­politique déploie son champ d’attraction, mobilisant autant des motifs archaïques imaginaire­s que des réseaux de communicat­ion performant­s. Pour opérer, pour enchaîner l’individu, le dispositif le soumet à des représenta­tions qui « donnent sens » à la révolte, à la haine ou à la souffrance sociale, à la désolation, à la détresse ou au sentiment de déracineme­nt. PART MAUDITE DE SOI Rogozinski reprend ici la théorie du philosophe allemand Axel Honneth sur le désir de reconnaiss­ance qui sous-tend l’existence d’un individu en société. Si aucune révolte ne justifie la barbarie, le massacre d’innocents et la mort, la destructio­n de l’estime de soi ou le sentiment d’extrême injustice, pris dans un dispositif extrémiste, conduiraie­nt alors à une haine sans limites, comme à la racine d’un mal radical. L’adhésion au djihadisme est-elle la conséquenc­e d’un déni de reconnaiss­ance, d’une mutation affective de l’altérité entrée en conflit, dans un antagonism­e absolu ? Pour Rogozinski, si le djihadisme s’en écarte, par son rapport à l’histoire et au religieux, nous pouvons cependant le confronter aux totalitari­smes du 20e siècle. Prises dans des dispositif­s de terreur, les population­s subissent une mutation des affects, qui fait passer d’une terreur stratégiqu­e à une terreur absolue, dont la cible s’étend indéfinime­nt. « Qu’estce qui rend possible une telle mutation ? », se demande pour conclure Rogozinski. Pour comprendre le règne de la tyrannie, il faut dégager les conditions sociales, politiques et historique­s de l’échec du processus de reconnaiss­ance. L’assassinat, le massacre de civils perpétré par les meurtriers terroriste­s à Toulouse, Londres, Paris, Bruxelles, Berlin, Nice ou Barcelone, est inspiré par la haine la plus atroce, un pur désir de faire le mal et de détruire. Pour le philosophe, « dès qu’une révolte contre l’injustice se laisse emporter par la haine, elle s’écarte de l’idée de justice qui la guidait. Elle peut être alors facilement captée par des dispositif­s de persécutio­n et de terreur ». Et cette haine démesurée s’enracine dans une haine secrète envers soi-même : la part maudite de soi, dépourvue de rite symbolique pour se sublimer, conduit à l’attentat-suicide, meurtre de masse et auto-destructio­n de soi. C’est à penser le retour du sacrifice sous la forme de l’auto-sacrifice, le passage de la révolte à l’exercice de la terreur, à questionne­r les moyens du fanatisme pour assujettir les individus emportés dans une crise de reconnaiss­ance, habités par la souffrance honteuse d’un abandon, que nous invite ici Rogozinski.

Aliocha Wald Lasowski

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Jacob Rogozinski.

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