Jacob Rogozinski penser le djihadisme
Le djihadisme marque-t-il un retour du religieux? Jacob Rogozinski pointe un déni de reconnaissance et une mutation des affects.
« L’histoire nous enseigne que la terreur comme moyen d’effrayer les gens au point de les amener à la soumission peut apparaître sous une extraordinaire variété de formes », annonce Hannah Arendt le 23 mars 1953, en ouverture d’un discours radiophonique. De quelle « forme » de terreur fanatique le djihadisme terroriste actuel relève-t-il, quand il cherche partout à verser le sang et à semer la mort ? Après son analyse des persécutions collectives, à travers la chasse aux sorcières menée de la Renaissance aux Lumières, dans Ils m’ont haï sans raison (Cerf, 2015), le philosophe Jacob Rogozinski poursuit sa réflexion par une analyse éclairante sur les dispositifs de terreur de notre temps. « Comment comprendre le phénomène djihadiste ? », se demande- t- i l , « comment interpréter cette résurgence d’un fanatisme religieux qui semblait appartenir à un lointain passé ? Est-ce l’indice d’un “retour de la religion” ? Ou bien d’une cruauté et d’une violence archaïques qui feraient leur retour à travers le religieux ? » Pour répondre à ces questions cruciales, devant les tragédies et les atrocités qui nous frappent, Rogozinski définit un certain nombre de notions clés, au coeur du fanatisme mortifère. Djihadisme : le retour du sacrifice interroge la question de l’aliénation et celle du martyre, les divers états de violence et les figures de l’ennemi, qui permettent de mesurer les mutations du terrorisme politique et religieux, transnational, enraciné et délocalisé à la fois. « Comment briser ce cercle infernal où la terreur et la contre-terreur se nourrissent l’une de l’autre ? » Si le mot « terrorisme » terrorise déjà, Rogozinski invite à un détour par le concept de biopolitique développé par Michel Foucault, permettant de penser les manifestations de la terreur en termes de stratégies et de conjonctures. Pour Foucault, la notion de biopolitique désignait les transformations du pouvoir qui gouvernait les sociétés non seulement par des procédés normatifs et disciplinaires institutionnalisés, mais aussi par une gestion de la vie, des corps et des comportements sociaux, de la santé au bonheur, en passant par le contrôle de la satisfaction des désirs et des besoins. Un contrôle biologique et pathologique des vivants. Chez Rogozinski, la notion de « dispositif » permet de prendre en compte ces ensembles d’agencements singuliers, à la fois hétérogènes et convergents, articulant institutions, médias de masse ou de propagande, savoirs et discours, images et représentations, pour capter des individus, contrôler leurs peurs et les assujettir dans leurs corps et leurs esprits. Traversés par des tensions, des lignes de fracture ou de fuite, les dispositifs se décomposent et se modifient, pour marquer un territoire, engager une conquête, étendre une souveraineté. « Foucault nous met en garde contre la méprise qui consiste à situer le pouvoir uniquement dans l’appareil de l’État », précise Rogozinski, qui analyse les modes d’action et d’organisation d’une cruauté barbare et sans pitié. Tout dispositif théologicopolitique déploie son champ d’attraction, mobilisant autant des motifs archaïques imaginaires que des réseaux de communication performants. Pour opérer, pour enchaîner l’individu, le dispositif le soumet à des représentations qui « donnent sens » à la révolte, à la haine ou à la souffrance sociale, à la désolation, à la détresse ou au sentiment de déracinement. PART MAUDITE DE SOI Rogozinski reprend ici la théorie du philosophe allemand Axel Honneth sur le désir de reconnaissance qui sous-tend l’existence d’un individu en société. Si aucune révolte ne justifie la barbarie, le massacre d’innocents et la mort, la destruction de l’estime de soi ou le sentiment d’extrême injustice, pris dans un dispositif extrémiste, conduiraient alors à une haine sans limites, comme à la racine d’un mal radical. L’adhésion au djihadisme est-elle la conséquence d’un déni de reconnaissance, d’une mutation affective de l’altérité entrée en conflit, dans un antagonisme absolu ? Pour Rogozinski, si le djihadisme s’en écarte, par son rapport à l’histoire et au religieux, nous pouvons cependant le confronter aux totalitarismes du 20e siècle. Prises dans des dispositifs de terreur, les populations subissent une mutation des affects, qui fait passer d’une terreur stratégique à une terreur absolue, dont la cible s’étend indéfiniment. « Qu’estce qui rend possible une telle mutation ? », se demande pour conclure Rogozinski. Pour comprendre le règne de la tyrannie, il faut dégager les conditions sociales, politiques et historiques de l’échec du processus de reconnaissance. L’assassinat, le massacre de civils perpétré par les meurtriers terroristes à Toulouse, Londres, Paris, Bruxelles, Berlin, Nice ou Barcelone, est inspiré par la haine la plus atroce, un pur désir de faire le mal et de détruire. Pour le philosophe, « dès qu’une révolte contre l’injustice se laisse emporter par la haine, elle s’écarte de l’idée de justice qui la guidait. Elle peut être alors facilement captée par des dispositifs de persécution et de terreur ». Et cette haine démesurée s’enracine dans une haine secrète envers soi-même : la part maudite de soi, dépourvue de rite symbolique pour se sublimer, conduit à l’attentat-suicide, meurtre de masse et auto-destruction de soi. C’est à penser le retour du sacrifice sous la forme de l’auto-sacrifice, le passage de la révolte à l’exercice de la terreur, à questionner les moyens du fanatisme pour assujettir les individus emportés dans une crise de reconnaissance, habités par la souffrance honteuse d’un abandon, que nous invite ici Rogozinski.
Aliocha Wald Lasowski