Marie Gil
La Chambre d’à côté
Hermann, 252 p., 25 euros Comment les arts questionnent-ils le motif de « la chambre d’à côté », ce lieu hors-champ relégué dans l’inaccessible? Comment, chez Cézanne, Antonioni, Herman Melville…, la création exprime-t-elle que le monde ne se soutient que s’il y a un à côté, un ailleurs confiné dans l’irreprésentable? Dans cet essai audacieux, dense, Marie Gil interroge les artistes qui élisent le décadrage comme esthétique, indiquant que l’essentiel se passe ailleurs, dans l’au-delà du visible. Ailleurs hors de portée incarné par Moby Dick (la baleine blanche étant ce centre en fuite autour duquel le récit gravite), anamorphose visuelle chez Holbein, textuelle chez Mallarmé, jeu de miroir, de double chez Losey, Hitchcock, Scorsese, oeuvres de Henry James bâties selon une trame policière sans résolution de sens, cryptage d’un texte sous le texte dans Lolita de Nabokov, etc. : nombreuses sont les formes que peut prendre « la chambre d’à côté ». Circulant dans des oeuvres qui font du détour, du motif caché, la condition de structuration du monde, Marie Gil voyage dans les espaces hors cadre témoignant de ce qu’on n’atteint la vérité de l’ici que par l’ailleurs. Pister les visages de l’à côté implique de pratiquer une lecture littérale, non symbolique. Si elles s’appuient sur l’analyse de Deleuze, les très belles pages consacrées à Proust, à l’importance des noms dans la Recherche, s’en séparent sur un point : dans la révélation des essences délivrée par la mémoire involontaire, les signes artistiques n’ont nulle supériorité sur les signes sensibles. Nous ne dévoilerons pas le décodage du chiffre secret de Lolita que l’auteure avance avec sagacité. « Lorsque l’à-côté disparaît totalement, le monde s’anéantit avec lui. » Il n’y a de réalité qui ne tienne sans son double (Clément Rosset), sans un hors-champ.
Véronique Bergen