Eça de Queiroz
nouveau siècle
Eça de Queiroz
La Correspondance de Fradique Mendes 202, Champs-Élysées
La Différence
C’est l’histoire d’une jeunesse qui divague au milieu de la nuit, dans des salons, des cafés, des fumoirs, des lieux où l’on peut parler et vivre en se fichant de l’heure. Cela se joue entre étudiants. Nous sommes à Coimbra dans les années 70. 1870, fin de siècle, nouvelle ère qui approche. Il y a l’aîné, le poète Antero de Quental (oublié), il y a des causeurs brillants et passionnés par l’histoire (oubliés eux aussi) et il y a un homme qui rêve de quitter son pays, le Portugal. Du Risorgimento de Garibaldi à l’Angleterre et la Commune de Paris, cet homme regarde le monde à la loupe. Les révolutions, les livres. L’archaïsme, la modernité. Rien ne lui échappe. Il n’est ni désoeuvré ni à la recherche d’une raison de vivre. Il élargit son horizon. Il vit pour la littérature et refuse de s’enliser dans les conventions de sa petite ville du nord du Portugal, Póvoa de Varzim. Il voyage, il est libre sans le clamer. Cette silhouette élégante et bizarre s’appelle José Maria Eça de Queiroz. À première vue, on l’imagine tout droit sorti d’un album de photos jaunies. Est-il un gentleman, un désaxé, un décadent ? Il est un écrivain très original du 19e siècle. Au Portugal, on le nomme Eça. Deux syllabes en cadence. Eça ou l’aristocratie comme connaissance du langage. Il est célèbre pour un livre majeur, une fresque comme le 19e siècle en produit sans s’en apercevoir, mais pas n’importe quel feuilleton ou pseudo roman-monde. Il n’est pas question de puddings rapidement peinturlurés avec à la clé fausses intrigues, mélo, personnages tirés par les cheveux et paysages pompiers. Non, c’est un livre physique et politique, voilà la raison de sa postérité. Ce roman, les Maia, paru en 1888, est un passage possible entre deux siècles, entre la comédie humaine et l’homme sans qualités. Un livre sur Lisbonne sous la forme d’un hommage incomparable. Paris, Vienne, Londres, les grandes villes européennes avaient eu leur éloge. Mais Lisbonne, ça n’était pas sérieux. Qui oserait faire entrer cette contrée éloignée dans la littérature ? Pourtant, bien après Luis de Camões et juste avant Fernando Pessoa, Lisbonne a connu son grand peintre. Un écrivain capable de noter l’effondrement d’une culture et l’avènement d’un univers de machines et de fer, de vitesse et de « progrès ». Au terme de 800 pages sur papier bible (dans l’édition Chandeigne), les Maia se termine par une très belle scène qui rassemble les deux personnages principaux au rythme d’une cavalcade : « La lanterne rouge du tramway s’était arrêtée au loin dans l’obscurité. Cela donna espoir à Carlos et João da Ega et ils firent un nouvel effort : – On peut encore l’attraper ! / – On peut encore l’attraper ! De nouveau la lanterne glissa et s’enfuit. Alors, pour attraper le tramway, les deux amis se mirent à courir désespérément sur la rampe de Santos et sur l’Aterro, dans la première clarté de la lune naissante. » Eça dans son entier est sous nos yeux ; toute son oeuvre, c’est-à-dire le réalisme d’une situation (courir après un transport qui échappe), l’impossible (« désespérément ») et l’espoir romantique (« la lune naissante »). Tout est dit d’une course inutile et endiablée pour changer le monde. Tout : la déliquescence aristocratique, la naissance de la bourgeoisie. Un monde disparaît. Sur quoi peut compter un écrivain pour ne pas perdre le fil dans cette affaire acrobatique ? L’ironie, l’analyse et le témoignage.
LE DÉLICAT PLAISIR DE VIVRE
La Correspondance de Fradique Mendes, écrit à la fin de la vie d’Eça de Queiroz (l’écrivain-diplomate meurt en France en 1900 à 55 ans), attendait d’être traduit en français. C’est fait et bien fait par Marie-Hélène Piwnik. La Différence a publié plusieurs fictions d’Eça dont le Crime du Padre Amaro et le Mystère de la route de Sintra. Ce dernier proposait déjà une esquisse du personnage de Fradique Mendes. Celui-ci vit à Lisbonne et incarne un type particulier de dandy, lettré et fantasque. Il est l’aventurier moderne du Portugal. Si Fradique est bien un personnage inventé, son costume ressemble à celui d’Arlequin, avec ses bouts rapiécés, ses couleurs et ses échantillons d’identité d’Eça lui-même et de quelques amis. S’il semble que Fradique Mendes ait existé et fait paraître des poèmes dans la revue A Revolução de Setembro en août 1869, en définitive c’est une trouvaille d’Eça. Création d’un personnage littéraire dans la perspective de se cacher habilement derrière lui, puis d’apparaître au grand jour. Masques, expérimentations, fantaisie, distorsion : le jeu bouleverse les cartes. Le roman entier s’amuse à déformer la réalité. C’est un livre d’amitié et d’érudition qui unit Fradique avec de multiples correspondants. Une traversée des siècles, une légende qui donnera le tournis à celui qui veut aller trop vite. Quand la tête tourne, il faut suivre le courant,
oublier la tempête et imaginer que le navire glisse tout seul. Eça aime les embarcations périlleuses, ces formes qui parviennent à trouver un équilibre entre la sophistication et le réalisme. Il n’a pas l’intention de dorloter le spectateur. Les dédoublements de la fiction, la satire de la foi (le portrait comique du Père Salgueiro) et la description des cénacles politiques se mêlent aux expéditions à l’étranger. Plus encore, Eça interroge la splendeur du Portugal. Alors qu’il est amené à se déplacer sans éprouver de nostalgie, Fradique Mendes conserve une relation privilégiée et totalement excessive à son pays : « Chaque fois qu’il se rendait au Portugal, il venait retremper les fibres de son être en parcourant à cheval une province, lentement : haltes dans des bourgades décrépites qui l’enchantaient, interminables conversations au coin du feu, bruyantes fraternisations devant l’église ou à la taverne, fêtes populaires où l’on va en char à boeufs, l’antique et vénérable char des Sabins, avec sa bâche en toile, décorée de laurier. Sa région préférée était le Ribatejo, cette terre plate inondable, réserve de bétail. Là (dit-il), avec mon gilet et ma large ceinture, monté sur un jeune cheval, mon bâton de gardeur de troupeau dressé, circulant entre les bêtes, dans l’air subtil et lavé du matin, je sens, plus que partout ailleurs, le délicat plaisir de vivre. »
FLAUBERT EN MODÈLE
Réaction attendue : voilà un écrivain gorgé de descriptions bucoliques et de vieux parfums ! Erreur. Son opium, c’est l’espièglerie. Le fleuret. Et non une douteuse filiation néogrecque. Le goût d’Eça ? Il le tient des détails, de la peinture, du mouvement qu’implique une mise en scène ample. C’est un portraitiste de premier plan. Des figures surgissent au détour d’une page et on ne les oublie plus. Les décadents, les ingénieurs, les hommes dépassés par la technique (Jacinto et ses gadgets aussi expérimentaux que ridicules dans 202, Champs- Élysées, roman posthume de 1901), les nobles et les paysans. C’est une danse des petits, des illuminés, des obstinés, des femmes, des obscurs, des invisibles, qu’ils soient poètes ou pas. À chaque scène, les idées reçues prennent un coup de fouet. Pour écarter l’excès et doser ses effets, Queiroz a un modèle : Flaubert. C’est son maître. Bien évidemment, il y a Zola l’omniprésent, mais il est surtout là pour la photo officielle de l’époque. Une fois les chroniqueurs partis avec, sous leurs chapeaux, les mêmes comptes rendus sur l’engagement de l’écrivain ( Eça prend publiquement le parti du capitaine Dreyfus), une fois la fanfare du naturalisme éloignée et son bruit dispersé, dans le secret d’une bibliothèque, d’un jardin ou d’un cabinet de lecture, Eça de Queiroz revient sans cesse au diamantaire de Croisset, à l’ogre et ermite, ce jeune homme qui débute par un fameux voyage en Égypte (comme Eça) et puis décide de passer sa vie en compagnie de points-virgules et d’imparfaits pour raconter l’histoire de l’humanité aveuglée d’elle- même. En 1880, dans le journal brésilien Gazeta de Noticias, voici comment Eça analyse brièvement et magnifiquement l’art de Flaubert : « Dans l’Éducation sentimentale, il conçoit cette idée de génie : peindre dans une longue action la faiblesse des caractères contemporains amollis par le romantisme, par le vague dissolvant des conceptions philosophiques, par le manque d’un principe sûr qui, pénétrant la totalité des consciences, dirige les actions ; et expliquer par cette effémination des âmes, toutes les instabilités de notre vie sociale, la désorganisation du monde moral, l’indifférence et l’égoïsme des natures, la décadence des classes moyennes, la difficulté de gouverner la démocratie. » Les choses sont posées en quelques lignes. On pourrait croire à une description clinique du monde aujourd’hui. L’indifférence et l’égoïsme des natures, c’est digne d’un moraliste du 17e siècle. La fulgurance de la maxime face à la pesanteur des vivants.
À BRAS-LE-CORPS
Toute sa vie, Eça conserve l’indépendance de son jugement, en partie certainement grâce à sa connaissance des modèles politiques, au gré des ambassades où il séjourne comme consul. De La Havane au Canada, des Antilles espagnoles à Bristol, des États-Unis à Newcastle, son oeil ne vieillit pas. Jusqu’à la fin, il garde à l’esprit cette volonté farouche de décrire la réalité, fidèle aux « Conférences du Casino » qu’il avait fondées avec des poètes et des historiens, à Coimbra, alors qu’il n’avait pas vingt ans. Pour un écrivain, comment décrire le réel sans souscrire au réalisme majoritaire ? Comment parvenir à donner le sentiment de l’existence de Frédéric Moreau dans l’Éducation sentimentale ? Comment inventer un personnage qui considère que tout peut advenir, que chaque désir, quel qu’il soit, sera toujours exaucé? Ce moment où certains ne se contentent pas de balbutier mais veulent prendre le monde à bras-le-corps, en vain. Pour parvenir à rendre cet état, cette sensation, cette vie, on devine que la pratique – même originale, même géniale – de la littérature ne suffit pas. Il doit y avoir autre chose. Une part manquante. Un mystère. Ainsi, Fradique Mendes se réapproprie dans la première partie du roman les vers de Baudelaire qui disent l’étrangeté et la bataille : « Alors ô ma beauté! dites à la vermine/ Qui vous mangera de baisers / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés! » L’universel reportage triomphe dans les journaux, le temps écrase tout sur son passage, la raison compte chaque jour de nouveaux ennemis, mais le moderne Eça se consacre de bout en bout à la forme et à l’essence divine.