Manfred Pernice
Institut d’art contemporain / 6 décembre 2013 - 23 février 2014
Conçue par Nathalie Ergino, avec la complicité d’Alexander Schröder de la Neu Galerie à Berlin, et ami de l'artiste depuis l'adolescence, cette remarquable rétrospective, offre à l’allemand Manfred Pernice une visibilité sans équivalent en France.
Intitulée fiat(lux) – double allusion au Lingotto, usine Fiat ouverte à Turin en 1923 avec un toit circuit pour expérimenter les nouveaux modèles, et plus symboliquement à la Genèse – l'exposition déroule une sorte de narration qui s’appuie sur des espaces publics (mobilier urbain, kiosque, colonne publicitaire, bancs…), le musée Marino Marini à Milan, des garages à vélos, des bacs à fleurs bétonnés et fendus, l'univers d'un étudiant en art tchécoslovaque disparu ou fictif, jusqu'au clipping vidéo montrant les sources d'inspiration de l'artiste. De larges aplats monochromes harmonisent parfois ces univers low-tech, oppressants par leur destin fatalement entropique, leur banalité négligée et inachevée. Ces aplats colorés contrastent avec le caractère désuet et poétique des objets posés ici et là – un jouet, un faux bouquet de fleurs kitsch, une prise électrique, une canette de bière. Ils raccrochent l’obsessionnel travail de mémoire de Manfred Pernice à l’histoire de l'abstraction, celle de la modernité des années 1920, avec par exemple le Cabinet des abstraits de El Lissitzky, ou les diagonales préconisées par Théo van Doesburg, jusqu'aux premiers dispositifs architectoniques d’Imi Knoebel – autant d’expressions plastiques qui seraient croisées avec les couloirs du métro de Berlin et sa mythique station Alexanderplatz, carrelée aux couleurs de la modernité. C'est aussi du côte du Merzbau de Kurt Schwitters qu'il faudrait chercher la filiation, notamment avec la magnifique série des dix-neuf Cassetten (2013), boîtes-vitrines murales dans lesquelles l'artiste enferme, sans les fixer, toutes sortes d'objets miniatures et de documents, laissant au hasard le soin de cacher ou de montrer tel ou tel détail (une facture de restaurant, un papier quadrillé, un plan de ville). Si l’exposition s'expérimente d’abord comme une dérive à travers notre monde contemporain de plus en plus standardisé, on ne cesse de s’arrêter, dans un deuxième temps, sur la présence énigmatique de détails qui perturbent les empilements, les colonnes, le sol. Au centre du parcours, dans une salle noire, est diffusée en boucle la vidéo Clip selection (2013) qui montre des architectures, des enseignes commerciales et des autoroutes, captées par la caméra de Pernice ou prélevées dans des archives télévisuelles. Ces images sont l’équivalent de notes que l’artiste absorbe, digère et reverse dans ses sculptures. S’il s’inscrit en faux contre l’influence croissante de la technologie dans notre environnement, comme remède à un monde de plus en plus normé et fragile, c’est en vue de briser nos conditionnements (les allusions à la psychanalyse sont nombreuses) et de nous inviter à nous réapproprier la réalité et ses imperfections pour se réconcilier (notamment avec un clin d'oeil ironique à Bert Hellinger, inventeur des thérapies familiales grâce aux jeux de rôle) avec un passé, certes imparfait, mais à l’image de notre humanité.
Conceived by Nathalie Ergino with a little help from Alexander Schröder at Berlin’s Neu Galerie, a friend of the artist since their teenage years, this remarkable retrospective is Manfred Pernice’s most important show in France so far, by a long shot. Titled fiat(lux) in an allusion both to Fiat’s Lingotto plant, opened in Turin in 1923, which had a rooftop track for testing new models, and, more resonantly perhaps, to the opening verses of Genesis, the exhibition unfolds a kind of narrative which makes use of public spaces (street furniture, kiosks, Morris column, benches, etc.), the Marino Marini museum in Milan, bike parking lots, split concrete flower boxes, the world of a deceased or invented Czech art student, and even a video clip showing the artist’s inspirations. Broad flat zones of color sometimes harmonize these lo-tech atmospheres which are oppressive in their inevitable entropy, their neglected and unfinished banality. The swatches of color contrast with the oldfashioned, poetic character of the objects placed here and there—a toy, a kitsch bouquet of plastic flowers, an electricity socket, a can of beer. They connect Pernice’s obsessive work on memory with the history of abstraction and the modernism of the 1920s—with El Lissitzky’s Abstract Cabinet, for example, or the diagonals of Theo van Doesburg—and from there up to the architectonic setups of Imi Knoebel. It is as if this tranche of art history had been conflated with the corridors of the Berlin U-Bahn, and in particular with the legendary station Alexanderplatz, tiled in the colors of modernism. Another obvious legacy here is Kurt Schwitters and his Merzbau, particularly in the magnificent series of nineteen Cassetten (2013), a collection of mural vitrines in which the artist piles up all kinds of miniature objects and documents, letting chance decide what can be seen and what cannot, so that our eyes rest, say, on a restaurant check, squared paper, a city map, or whatever.
The exhibition is experienced at first as a drift through our increasingly standardized world, but after a while attention latches onto enigmatic details that stand out in these accumulations, on the columns or on the floor. In a dark room midway through the sequence the video Clip Selection (2013) shows buildings, shop signs and freeways, either filmed by Pernice himself or sampled from TV archives. They are like visual notes, material that the artist reuses in his sculptures. It all suggests a wariness of our increasingly technodominated culture, a sense that we must break out of conditioning (there are plenty of allusions to psychoanalysis, and, with a touch of irony, to Bert Hellinger’s pioneering family therapy based on role playing) so as to reappropriate reality and all its analogue imperfections, the better to reconcile ourselves with a past that, warts and all, is a true image of our humanity.
Translation, C. Penwarden