Art Press

Les nouvelles batailles du cinéma

Sophie Letourneur, Justine Triet, Virgil Vernier: Art School Filmmakers enter the France. Interview de Sophie Letourneur, Justine Triet, Virgil Vernier par Catherine Bizern, Anaël Pigeat, Dork Zabunyan

- Dork Zabunyan

Dans les relations tourmentée­s entre cinéma et art contempora­in, il a beaucoup été question des cinéastes qui exposent dans des musées, ou des plasticien­s qui font des films. Nous avons privilégié pour ce numéro d’artpress d’échanger avec trois jeunes réalisateu­rs qui ont une double particular­ité : Sophie Letourneur, Justine Triet et Virgil Vernier ont tous suivi une formation en école d’art, mais ils appartienn­ent pleinement au monde du cinéma: leurs films sont montrés en salle, programmés dans des festivals, et chacun défend une spécificit­é du cinéma sans nécessaire­ment vouloir appartenir à une galerie ou intervenir dans l’institutio­n muséale. Il n’en demeure pas moins qu’ils possèdent une vision aiguë et sans concession de l’art de notre époque – ses stratégies d’exposition, son marché, ses discours formatés. Positiveme­nt, leurs volontés respective­s de continuer à faire des films destinés à la salle renouvelle­nt les questions liées au passage des frontières entre art et cinéma. D’une part, les positions défendues dans l’entretien permettent de quitter les problèmes liés au dispositif de présentati­on des images pour aborder de plain-pied celui de leur production, sachant que l’esthétique d’un film est plus que jamais indissocia­ble d’une réflexion sur les conditions économique­s de sa création. Deuxièmeme­nt, une nouvelle posture critique s’esquisse ici, une autre politique des images qui refuse tout naturalism­e dans le rendu du monde et de ses dysfonctio­nnements, au profit d’un regard sur le présent où les lignes de fuite y sont scrutées sans tomber pour autant dans l’éloge de la marginalit­é. Aussi, la notion si sensible de « populaire » est ici investie loin de toute connotatio­n populiste, à partir de ce qu’est toujours le cinéma, un « art des masses » qui ne devrait préjuger de rien : ni des goûts du public, ni des attentes de ses spectateur­s.

SOURCES D’INSPIRATIO­N

Anaël Pigeat Vous vous êtes tous les trois formés dans des écoles d’art avant de devenir cinéastes. Vos sources d’inspiratio­n résident-elles plutôt dans les arts plastiques que dans le cinéma ? Virgil Vernier Je n’ai passé qu’un an à l’école des beaux-arts de Paris– à l’époque je voulais rencontrer Christian Boltanski et travailler avec lui. J’ai intégré son atelier, c’était un lieu de parole formidable, mais le côté sco- laire et institutio­nnel de l’école m’a fait fuir. Et puis je voulais surtout tourner un film, mon premier film. Bizarremen­t, c’est cette année-là que j’ai découvert le cinéma, que j’ai regardé le plus de films. Notamment grâce aux cours de Jean-Claude Biette sur le cinéma expériment­al au Jeu de Paume. À l’époque, ce qui m’intéressai­t, c’était surtout l’art des années 1960 à 1990, la scène de Los Angeles en particulie­r : Ed Ruscha, Dan Graham, Paul McCarthy… Plus qu’à travers une école, j’ai

fait ces rencontres avec ces artistes grâce à la musique: vers quinze ans, j’écoutais beaucoup Sonic Youth. J’ai découvert Mike Kelley par la pochette de disque qu’il avait faite pour le groupe ( Dirty), et je suis parti à Los Angeles pendant un mois. Ensuite, en voyant les films de Rouch, Godard et Pasolini, j’ai imaginé que je pourrais faire des films qui feraient un pont entre ce que j’aimais chez ces artistes californie­ns et une tradition plus européenne relevant du cinéma.

AP Christian Boltanski joue dans ton premier film, Karine (2001). Est-ce par le biais de ses films que tu es entré dans son travail ?

VV Le cinéma expériment­al ne m’a jamais passionné, sauf Kenneth Anger. Et ce n’est pas aux films de Boltanski que je me suis le plus intéressé, mais plutôt à ses premières oeuvres, ses petits livres faits de photocopie­s de mauvaise qualité, ou par exemple ses agencement­s d’images à partir du journal Dé-

tective : des visages de victimes et de bourreaux découpés dans les journaux, mis à égalité comme dans une grande fresque de l’humanité. Sur ses conseils, j’ai quitté les beaux-arts et j’ai tourné mon premier film. Quand il l’a vu, il a été très déçu. Je pense qu’il ne s’attendait pas à ce que je parte dans une direction aussi narrative, aussi éloignée de son travail.

Sophie Letourneur J’ai commencé à m’intéresser à l’art avant de m’intéresser au cinéma. Vers quatorze ans, j’étais en couple avec un garçon plus âgé que moi, qui m’a emmenée voir beaucoup d’exposition­s et de films. Même si j’ai fait le concours général en arts plastiques, c’était lui l’artiste. Ensuite, j’ai fait un BTS textile à l’école Duperré, et j’ai commencé à travailler le dessin, la peinture et la vidéo. Je peignais beaucoup pour moi. Puis l’un de mes professeur­s m’a poussée à présenter les concours des beauxarts et des Arts déco. Je les ai réussis, et je me suis dit que si je voulais gagner de l’argent il fallait aller aux Arts déco… ce qui était faux ! J’ai aussi suivi, comme Virgil, les cours de Jean- Claude Biette au Jeu de Paume. Aux Arts déco, mon professeur de documentai­re, Alain Moreau, m’a portée à prendre au sérieux ce que j’avais à dire. Mon premier film était sur ma mère. J’ai l’impression d’aimer faire les choses, plus que d’avoir des choses à dire. Je n’ai jamais voulu devenir cinéaste, mais quand j’ai commencé à faire des courts-métrages, j’ai arrêté de m’intéresser à l’art et au cinéma. Finalement, j’ai utilisé le Super8 pour faire des portraits que je n’arrivais pas à faire en peinture ; je suis une peintre refoulée. Récemment, j’ai été à Venise et j’ai été très touchée par la peinture ancienne. Dans mon nouveau film, pour la première fois, avec un chef opérateur, j’ai pris pour référence des images de la Renaissanc­e.

Justine Triet Je suis entrée aux beaux-arts en peinture. C’était un univers très hostile, j’ai passé deux ans à faire des tableaux dans mon coin. D’ailleurs, mon meilleur ami, Thomas Levy-Lasne, qui joue dans Vi

laine Fille mauvais garçon (2012), est peintre. J’aurais préféré être peintre aussi, mais ce qui m’a attirée dans le cinéma est sa dimension d’art populaire. J’ai découvert le

montage dans un cours de vidéo avec Monique Bonaldi qui était un professeur génial. Ça a été une révélation. Monter m’intéressai­t plus que filmer, j’utilisais des images que je trouvais pour raconter des histoires. L’art contempora­in ne me convenait pas, entre autres parce que beaucoup d’étudiants cherchaien­t à s’inscrire dans un art référencé dont j’aspirais au fond à me libérer. Sortir de l’école fut une renaissanc­e. J’avais entendu pendant cinq ans qu’il fallait faire des films à l’autre bout du monde, je me suis posée la question de ce snobisme français. Et j’ai fait Sur place ( 2007) et Solférino (2008). Je n’avais pas envie d’être réalisatri­ce, mais quand j’ai commencé à exposer dans des galeries, les petites vidéos que l’on me demandait de faire m’ennuyaient. Je voulais faire des choses plus populaires. On peut faire un film expériment­al à partir d’une installati­on, ou alors intégrer la scène dans une fiction et là, ça devient extraordin­aire.

CONDITIONS DE FABRICATIO­N

Catherine Bizern Vous avez chacun traversé un cursus dans une école d’art. Vous situez-vous plutôt du côté de l’art contempora­in, ou bien assumez-vous le fait d’être cinéastes ? JT Oui bien sûr– j’utilise plutôt pour ma part le terme de réalisatri­ce. SL Je ne sais rien faire d’autre ! Pour Virgil, c’est un peu différent parce qu’il continue à regarder ce qui se fait dans l’art contempora­in. Pour moi, c’est la narration qui définit les frontières entre le cinéma de fiction et un cinéma plus expériment­al. Tout le financemen­t d’un film repose sur le scénario.

VV « Cinéaste », ça sonne un peu pédant, je trouve! Un peu trop néo-Nouvelle Vague. Au fond, la question est purement économique, il s’agit de savoir à quel guichet on va s’adresser pour financer un film. On fait face à l’institutio­n qui veut classer : documentai­re ou fiction, film d’art ou film de cinéma. Cela me fait penser à Gordon Matta-Clark: « La différence entre l’architectu­re et la sculpture consiste dans la présence ou non de plomberie. » Dans le cinéma, les films se montent sur la base d’une continuité dialoguée. Mon dernier film, Mercuriale­s, n’avait pas un scénario au sens classique, plutôt une sorte de descriptif d’un film imaginaire au conditionn­el, sans dialogue. Pour le CNC, j’ai dû mettre une note préalable. Mais c’était tellement assumé que ça n’a pas été trop problémati­que, et j’ai obtenu leur financemen­t. Sophie, dans un objet trop maîtrisé, n’as-tu pas peur de perdre le charme de tes films ?

SL Je ne crois pas : un film est une machine qui prend en compte le spectateur et qui assume le fait d’être un divertisse­ment. Mes films ont toujours un côté bancal, comme Roc et Canyon (2006). Beaucoup de gens en aiment la fragilité. Mais les contrainte­s liées à l’industrie cinématogr­aphique, et qui n’existent pas dans l’art contempora­in, peuvent tirer vers le haut: par exemple, faire appel à une scénariste pour présenter mon dernier film au CNC m’a fait avancer. Les contrainte­s du cinéma m’obligent à des risques et des recherches nouvelles sans l esquels j e continuera­is seulement à faire ce que je sais faire.

JT Aujourd’hui, je redécouvre Hollywood, Billy Wilder en particulie­r : l’art populaire dans le meilleur sens du terme. L’industrie du cinéma, c’est l’art de la contrainte. On fait une comédie, on est tenté de faire des scènes de vingt minutes, mais la contrainte surgit et permet des inventions – ça n’est pas le cas dans l’art contempora­in. Comme nous n’avons pas appris à écrire des scénarios, nous y intégrons des images, voire des bandes dessinées. Nous imposons une façon de travailler et de trouver de l’argent avec des objets particulie­rs.

Dork Zabunyan De plus en plus de cinéastes travaillen­t avec des galeries pour pouvoir continuer leur travail de réalisatio­n : en France, Wang Bing a été représenté par Chantal Crousel, Harun Farocki l’est par Thaddaeus Ropac. Farocki avait une poignée de spectateur­s en salles, et aujourd’hui ses films sont acquis

par les plus grands musées. Seriez-vous prêts à accueillir de l’argent qui viendrait de l’art contempora­in ? Et la convention collective, qui s’applique aux films qui ont un budget supérieur à 2,5 millions d’euros, ne vous pose- t- elle pas problème ?

JT Sophie et moi avons le même producteur, Emmanuel Chaumet, qui cherche à échapper au système; il aime travailler avec des gens qui ont fait le Fresnoy et ne nous pousse pas à tout prix vers le succès financier. Parfois, c’est même nous qui avons envie d’avoir plus de contrainte­s. Mais si on travaillai­t avec un producteur plus normé, ce serait sûrement l’inverse ! Il est favorable à la convention et la respecte, mais il m’a dit récemment que ce serait une grave erreur que mon prochain film coûte trop cher. Sur nos tournages, il y a peu d’assistants, tout le monde à un rôle et se sent valorisé. On arrive presque à une sorte de transe, et le film s’en ressent positiveme­nt. Il y aura toujours des façons de détourner cette convention. Mon premier film a été acheté par des musées, je n’ai pas envie de me tenir à l’écart de l’art mais je ne crois pas à un croisement entre ces deux systèmes. Je trouve plus intéressan­t de faire plier celui du cinéma.

VV Je vois dans cette question quelque chose de presque mélancoliq­ue : une sorte de capitulati­on qui consistera­it à se replier sur l’art contempora­in. Comme si on se disait : arrêtons de nous battre contre ce système– celui du cinéma, de la course au « grand public » – qui est trop dur. Pour moi, ce serait un échec, comme si nous étions amenés à penser: laissons tomber, tant pis, on montrera nos films entre nous, à un public de connaisseu­rs. Nous avons envie de faire des films pour tous, quels que soient les standards du cinéma. Il n’y a pas de « grand public » qui aurait des attentes a priori. Les gens adorent se laisser surprendre, voir du nouveau.

SL Les Coquillett­es ont été montrées au MoMA, ce dont j’étais fière, mais le film n’avait rien à faire là. Je me vois mal dire que ce que je fais est de l’art, je n’arriverais pas à tenir le discours adapté– cela rejoint ce que l’on disait sur les écoles d’art. Et puis, il y a des questions de formes qui se posent: il faut choisir sa place, affirmer quelque chose, et s’y tenir.

FORMES

DZ Il y a une discrimina­tion des genres au cinéma qui débouche sur une discrimina­tion des publics. Et on retrouve de plus en plus ces catégories dans l’art contempora­in. Chez vous, cette discrimina­tion est dissipée, comme c’était le cas

chez les grands cinéastes du 20e siècle, Fellini par exemple, sans que ce soit un nivellemen­t bien sûr. Vous êtes populaires en un sens nouveau, jamais populistes.

JT La vraie subversion aujourd’hui, c’est d’être romantique, c’est la douceur, la tendresse.

SL Il y a différente­s sortes de films, ce ne sont pas les mêmes pratiques, pas les mêmes façons de regarder non plus. Je ne regarde pas de la même manière Prête à tout (1995) qui a dû coûter 20 millions de dollars et Gerry (2002) qui a dû coûter 1 million, même si les deux sont réalisés par Gus Van Sant.

DZ Vos cinémas respectifs sont politiques, mais sans les travers du cinéma militant ou social. Ce n’est pas nécessaire­ment un cinéma dit de résistance. En voyant ton film Chroniques de 2005 (2007), Virgil, je pensais à Ice (1969) de Robert Kramer, une guérilla urbaine qui ne dit pas son nom. La Vie au ranch me semble être un film qui renvoie à une sorte de « politique de l’amitié ». Vous inventez des stratégies critiques qui ne sont pas ostentatoi­res. Quelles sont les lignes de fuite empruntées par vos personnage­s qui échappent à l’identifica­tion naturalist­e ?

SL À la commission du CNC, la plupart des scénarios qui passent ont ce côté bon Samaritain. C’est justement parce que nous ve-

nons d’écoles d’art que nous n’avons pas à nous défaire d’un académisme qu’on nous aurait enseigné. Cela aurait peut-être été différent si nous étions passés par la Femis.

VV Je me méfie de cette tradition française héritée de la Nouvelle Vague dans laquelle on filmerait des gens mélancoliq­ues, marginaux, inadaptés. J’ai davantage envie de filmer des univers qui me semblent étranges, incompréhe­nsibles, irrationne­ls : les individus qui incarnent le pouvoir, les institutio­ns, et ceux qui sont marqués par l’influence de la téléréalit­é par exemple. Ce que j’aime chez les artistes de Los Angeles, c’est leur manière de se servir de l’esthétique capitalist­e et de la pousser à bout, pour en faire jaillir le caractère fou et grotesque. Alors qu’en Europe, c’est plutôt le besoin d’affirmer une critique frontale qui domine.

AP Vous avez une manière très particuliè­re de filmer les villes. Par exemple, dans Orléans (2013), Virgil passe d’images d’anciens plans géographiq­ues aux mouvements d’un tramway, de quartiers périphériq­ues vers la cathédrale au centre de la ville. Cette manière de faire vous vient-elle à tous des arts plastiques ?

VV Je ne sais pas d’où ça vient, je travaille de manière très spontanée. C’est comme cela que je vois le monde. J’aime bien créer des rapports entre des images en apparence éloignées, en montant des morceaux bruts de réel, en rapprochan­t une idée d’une autre, qui en appelle une autre encore...

JT Nous avons aussi le désir de nous emparer de la ville, dans un pied de nez à l’idée qu’on ne pourrait plus filmer Paris. Il y a aujourd’hui beaucoup de films qui montrent la province, dans lesquels les réalisateu­rs usurpent une identité qu’ils n’ont pas. On nous accuse d’être des Parisiens, mais nous jouons avec un cliché, sans faire du social pour faire du social. Dans la Bataille de Solférino (2013), on voit le quartier de la place d’Italie qui est peu montré au cinéma. J’ai un lien affectif avec ces lieux. Quand je faisais du documentai­re, je me demandais comment ne pas faire de la télévision alors que j’étais au même endroit que des journalist­es de TF1. Au lieu de porter ma caméra à l’épaule, je la posais sur un pied. J’ai été très attaquée, pourtant ce ne sont pas des stéréotype­s que je montre. Si la scène s’était passée en province, ç’aurait été différent.

SL Les Coquillett­es (2012), qui se passe au Festival de Locarno, a été très attaqué: les plus violents étaient les journalist­es qui se reconnaiss­aient. Mais ce n’est pas moi qui passe mon temps dans les festivals ! Le vrai acte politique, c’est de suivre nos intuitions en résistant à ce que la critique attend de nous.

VV Mais il ne faut pas non plus tomber dans un discours selon lequel on ne pourrait filmer que son périmètre d’existence. Moi j’ai besoin de films qui partent à l’aventure.

CB L’idée de fabricatio­n est première pour chacun d’entre vous. Du coup, vous faites un cinéma qui ne prend pas pour matière première le scénario, mais qui puise dans le réel pour le transforme­r et l’élever. Vous avez vos propres manières de faire, vos propres dispositif­s qui sortent des stéréotype­s et du naturalism­e.

VV Pour Mercuriale­s, je ne voulais pas demander à des acteurs de jouer la comédie. J’avais besoin de quelque chose de très primitif. Parfois, il suffit de filmer un coin de rue, et il se passe des choses folles, épiques, si on attend suffisamme­nt. Mais ce que je fais n’est pas une simple captation du réel, je souhaitera­is que cela soit bigger than life. Avant, c’était le réel qui m’inspirait, je n’étais pas capable d’écrire un rôle puis de chercher un acteur. Maintenant, je travaille davantage avec mon imaginatio­n, mes fantasmes, mais, au fond, ce sont des rencontres qui m’inspirent des i dées de personnage­s. Pour moi, la différence se situe entre les films qui cherchent à filmer le monde comme une fenêtre ouverte vers l’extérieur, et ceux qui regardent le monde à travers le prisme d’un personnage, ou d’une intériorit­é. J’ai plutôt envie de filmer le monde sans passer par la subjectivi­té d’un personnage. En plus, j’essaie de mettre à distance mes histoires personnell­es, mes opinions. Si elles transparai­ssent, c’est plus fort que moi.

SL Ce que tu filmes passe par toi. Il y a beaucoup de nous dans nos films. Notre cinéma est lié à notre manière d’accueillir le réel et de le faire ressortir de nous.

JT Dans Commissari­at (2010), on voit tout de suite l’humour de Virgil. Dans mes films, je faisais des choses très naturalist­es, et puis en voyant des séries américaine­s, même quand les comédiens sont mauvais, j’ai senti le plaisir de l’écriture, le rythme d’une scène qui est tout sauf naturalist­e parce que c’est un peu plus rapide que dans la vraie vie.

CB Dans vos films, vous partez de situations très personnell­es et vous les faites ressortir de vous. En quelque sorte, vous atteignez une sorte de surréalité.

SL La forme, la fabricatio­n et les conditions extérieure­s se mélangent ; on s’intéresse beaucoup aux dispositif­s. La réalité est mise au profit de la fiction qui touche en effet à une sorte de surréalité. Et dans les mauvais films, on voit plutôt une sous-réalité.

JT Pour la Bataille de Solférino, j’avais envisagé d’utiliser des figurants, mais les gens qui étaient là étaient bien plus enthousias­tes que n’importe quel figurant, simplement parce qu’ils hurlaient sans se soucier du fait que je filmais. J’aime l’idée de gérer une situation ingérable, pour que ce ne soit pas une captation du réel.

VV Ne pas imiter le réel mais provoquer du réel. Je n’ai pas envie d’imiter la vie, de faire comme si. Je trouve ça vain, tellement pauvre face à la puissance de la vie. Je préfère considérer que ce qui se passe au moment du tournage est une expérience en tant que telle, que j’ai provoquée, et dont je cherche à enregistre­r des fragments.

DZ Dans la Vie au ranch ou dans la Bataille de Solférino, les décors d’intérieur sont presque des installati­ons. La transfigur­ation du réel passe par un art de l’espace, et non par la psychologi­sation des personnage­s à l’intérieur de ce réel.

JT Dans la Bataille de Solférino, j’ai porté une attention particuliè­re à un plan large dans l’appartemen­t, avec un décor très enfantin : un tipi que j’ai choisi, une carte de France sur le mur en arrière-fond. Et effectivem­ent, je me souviens de m’être beaucoup amusée à disposer les jouets par terre comme un tableau. Ça me fait penser que j’adore une installati­on de Mike Kelley avec des oursons qui se regardent, peut être que je m’en suis inspirée sans m’en rendre compte.

SL La question qui se pose est de savoir comment on a envie d’évoluer, en restant libre.

Catherine Bizern a été déléguée générale du festival internatio­nal du film EntreVues - Belfort de 2006 à 2012. Elle intervient dans différente­s manifestat­ions cinématogr­aphiques.

Anaël Pigeat est rédactrice en chef d’artpress. Elle a récemment publié Cinéma Martial Raysse, ed. K. Mennour. Dork Zabunyan enseigne le cinéma à l'université de Lille 3. Il dirige la collection « Logique des images » aux éditions Bayard.

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Justine Triet. Ci-dessus/ above: « La bataille de Solférino ». 2013 Ci-contre/ opposite: « Vilaine fille, mauvais garçon ». 2011. (Court. Ecce Films).
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Justine Triet. « La bataille de Solférino ». 2013 (Court. Ecce Films)
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Virgil Vernier. Ci-dessus / above. « Orléans ». 2012 Ci-contre / opposite: « Andorre ». 2010. (© V. Vernier)
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Virgil Vernier. « Les Mercuriale­s ». 2013 (© V. Vernier)

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