Éditorial Un cinéma venu des arts plastiques
Art movies and art school filmmakers. Anaël Pigeat
Que des artistes réalisent des films de cinéma n’est pas un fait nouveau. À partir du milieu des années 1960, avec l’arrivée de nouvelles caméras portables sur le marché, quelques artistes comme Christian Boltanski ou Jacques Monory s’étaient déjà emparés du cinéma dans une semi-clandestinité. C’était sans doute la nouveauté qui les attirait là, les chemins inconnus de technologies naissantes. La plupart de ces films « faits maison » sont restés confidentiels ; seuls quelques-uns ont été financés, comme le Grand Départ (1972) de Martial Raysse, par Sun Child qui produisait aussi Jacques Rivette et Marguerite Duras. Cette pratique s’est par la suite largement répandue. Au cours des dernières années, art press a consacré de nombreux articles à des artistes plasticiens qui font du cinéma, comme Steve McQueen avec Hunger (2008) et Shame (2011), ou Clarisse Hahn avec Kurdish Lover (2010). Régulièrement, nous apprenons que des projets de longs-métrages de fiction sont en cours, destinés à sortir en salles, réalisés par des artistes de différentes générations comme Clément Cogitore, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – des textes sur Éric Baudelaire et Jean-Charles Hue seront d’ailleurs publiés dans nos pages à l’automne. Avant de se lancer au cinéma, ces artistes collaboraient régulièrement avec une galerie et continueront probablement de le faire par la suite. Mais il est un phénomène nouveau : une génération de cinéastes formés dans des écoles d’art. Trois d’entre eux ont accordé un entretien à artpress dans ce numéro: Sophie Letourneur, Justine Triet et Virgil Vernier ont répondu aux questions de Catherine Bizern, Dork Zabunyan et moi-même. Comme ils le racontent, ils ont voulu échapper aux discours que les étudiants en art devaient tenir sur leur propre travail, aux références auxquelles il fallait s’identifier. Ils ont eu le désir de « faire » sans commenter. Pour échapper au monde de l’art contemporain, ils sont entrés directement dans celui du cinéma. Et celui-ci les a accueillis, peut-être parce qu’un besoin de régénérescence semble justement s’y faire sentir. Ils ne travaillent pas seuls, sont accompagnés par des sociétés de production au lieu de l’être par des galeries. Leurs sources d’inspiration s’inscrivent autant dans l’histoire du cinéma que dans celle de l’art, et leurs manières de faire influent naturellement sur les formes nouvelles qu’ils produisent. Ce constat ne conduit pas à l’idée que c’est aujourd’hui uniquement au cinéma que la création se renouvelle, mais à celle qu’à l’heure où tout semble parfois possible dans le domaine de l’art, ce sont les contraintes inhérentes à l’industrie du cinéma qui semblent attirer ces créateurs. C’est paradoxalement une plus grande liberté que cet environnement semble leur apporter.
Anaël Pigeat —— Artists making films is not exactly new. The arrival of hand-held cameras in the mid-1960s encouraged people like Christian Boltanski and Jacques Monory to make movies in almost clandestine mode, no doubt encouraged by the unexplored potential of these new technologies. Most of these films were homemade and pretty much home-viewed. The exceptions were works like Martial Raysse’s Le Grand Départ (1972), produced by Sun Child, as were the films of Jacques Rivette and Marguerite Duras. The practice soon spread, however. Over recent years, art press has published numerous articles about artists who make movies, such as Steve McQueen ( Hunger, 2008, and Shame, 2011) and Clarisse Hahn ( Kurdish Lover, 2010). We are constantly hearing of fiction features being made by artists of different generations such as Clément Cogitore, Joana Hadjithomas and Khalil Joreige (and there will be articles about Éric Baudelaire and Jean-Charles Hue this autumn). At the same time, these are artists who have regularly exhibited their different works in galleries, and will no doubt continue to do so afterwards. But there is another, newer aspect of this phenomenon: a new generation of full-fledged movie makers with an art school training. Three of them speak to us in this issue: Sophie Letourneur, Justine Triet and Virgil Vernier answered the questions put by Catherine Bizern, Dork Zabunyan and myself. They explain that they wanted to get away from the kind of discourse expected of art students, the references that were de rigueur for that milieu. And that is why they went straight into the world of movies. And that world welcomed them—happy, no doubt, at the prospect of fresh perspectives. They work with production companies, not galleries, and draw on the history of both art and cinema for their inspiration. Naturally, their way of working influences the new forms they produce. The point here is not that cinema is where we should look for creative innovation, but that its very constraints seem to be proving highly attractive at a time when, in the visual arts, anything goes. It is these limits, paradoxically, which seem to offer these artists a greater freedom