Rudy Ricciotti l’architecture, un art majeur
Rudy Ricciotti Architecture: a major Art Alice Laguarda
Aux excès de la mondialisation économique qui détruisent les savoir-faire, la valeur collective du travail et l’exigence conceptuelle de l’architecture, Rudy Ricciotti oppose un retour au sensible et à la beauté. Du dogme moderniste, l’architecte ne cesse de déplorer les dérives « minimalistes ». Le purisme esthétique et les formes académiques des modernes tardifs ont, selon lui, produit « anxiété et terreur », transformant l’environnement urbain en un monde sans récit. Il condamne également durement le style déconstructionniste, en tant que vecteur d’une fascination morbide pour la fracture et la dissémination (des formes et du sens). Il s’agit plutôt, explique-t-il de construire un autre récit, en refusant toute soumission à la « tyrannie de l’exceptionnel, du fantastique, de l’incroyable », comme à celle de l’ordinaire et du banal (1). Les projets de Rudy Ricciotti conjuguent complexité technique et puissance expressive des matériaux. Comme le note avec justesse Marc Mimram, l’architecte réussit à concilier le lyrisme des structures avec l’économie de la matière : « Il nous faut retrouver les plaisirs de la matière brute en façade, l’expression distinguée de la massivité révélée et du squelette structurel (2). » La passerelle piétonne du Pont du Diable (Saint-Guilhem-le-Désert, 2008), par exemple, est une réalisation pionnière en Europe qui utilise le béton fibré ultraperformant précontraint. C’est un ouvrage de 70mètres de long sans appui, dont la portée est de plus de 67 mètres pour 1,80 mètre de large. L’emploi d’une technologie de haut niveau (ouvrage préfabriqué en atelier, monté sur le site par six ouvriers seulement) permet de travailler sur l’impact visuel de la passerelle.
Dénuée de haubans, celle-ci devient une ligne épurée insérée dans le paysage des gorges de l’Hérault. C’est que la technique ne doit ni dominer ni instrumentaliser l’architecture. Il faut pouvoir maintenir le jeu avec les failles et les tensions propres aux projets. L’utilisation du béton fibré pour l a résille du J4 à Marseille (MuCEM, 2013) trouble ainsi la perception que l’on a du bâtiment et de son enveloppe, oscillant entre rugosité et légèreté, organicité et artificialité. Autre exemple, la rigueur et la simplicité apparentes du siège d’ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor), à Cadarache (2012), sont perturbées par une façade pourvue d’un rideau de lames brise-soleil en béton noir, qui se creuse, enfle et ondule de façon irrégulière. De la modernité critique de la villa Lyprendi (Toulon, 1998) à la grande boucle asymétrique en marqueterie de béton du stade Jean-Bouin (Paris, 2013), l’architecture de Rudy Ricciotti s’affirme comme un signe « hétérogène et paradoxal » (3). Rudy Ricciotti revendique un maniérisme dont on trouve les racines chez des artistes (il cite par exemple son ami Gérard Traquandi : « Le maniérisme, c’est la synthèse des savoirs ») et des écrivains (« à l’image de Barbey d’Aurevilly, faire les phrases architecturales les plus longues possibles »). Le département des arts de l’Islam au Louvre (avec Mario Bellini, 2012) en est une illustration. Installé dans la cour Visconti, ce nouvel espace accueille près de trois mille oeuvres venues d’Inde, d’Iran, de Turquie ou encore d’Espagne. Il possède une toiture triangulée en double nappe en verre, recouverte d’une maille métallique dorée. Pour mettre en valeur la diversité et la richesse de la collection (objets religieux et profanes, raffinement du travail sur les matériaux, formes et motifs abstraits et décoratifs), Ricciotti a conçu un toit flottant appuyé sur huit poteaux. Ce voile libre, en léger retrait des façades du musée, crée un jeu dans la perception de la lumière et de la matière : la nappe d’aluminium devient semblable à un textile. Sa dimension ornementale et les rapports d’échelle avec l’architecture du site historique s’en trouvent complexifiés. Ils instaurent une dialectique de l’ondulation et de la trame qui couvre autant qu’elle relie.
MATIÈRE ET PLASTIQUE
Ondes, failles, résilles, volumes tronqués… Rudy Ricciotti travaille et déforme les volumes, les épaisseurs et les masses, perturbe les limites entre le dehors et le dedans. Les images, donc, ne sont jamais simples, évidentes. La résille du MuCEM, si elle paraît familière par ses accents orientaux et organiques, si elle sublime la minéralité du paysage méditerranéen, se charge aussi d’une certaine violence par ses dimensions et sa noirceur, comme s’il n’y avait pas d’innocence possible. Le centre culturel Aimé Césaire à Gennevilliers (2013) est un prisme irrégulier de béton blanc évidé dont les ouvertures, évoquant les toiles lacérées de Lucio Fontana, se déploient sur les façades et les angles du bâtiment. On retrouvait déjà ce geste de déformation des volumes dans le Stadium de Vitrolles (1990), un faux carré au sol, et le Collège 750 de Saussetles-Pins (1992), un léger trapèze et non un rectangle. Pour Ricciotti, il y a là un plaisir évident à « trahir les valeurs de la modernité », à introduire du doute. Quelque chose contrarie toujours les principes de totalité, d’homogénéité. Chaque bâtiment a pour fonction de désamorcer un récit et une image de l’architecture prêts à consommer, ouvrant à des manipulations, à des distorsions stylistiques et formelles. Le cheminement de l’architecte se nourrit de relations privilégiées avec des artistes, comme Gilles Mahé, précurseur de l’art relationnel, Bernard Bazile, Julien Blaine. Le sculpteur berlinois Fred Rubin est notamment intervenu pour la philharmonie Nikolaisaal de Potsdam (2000), le Pavillon Noir d’Aix-enProvence (2004) et le siège d’ITER. Dans la salle du conseil d’administration de ce bâtiment dédié aux recherches sur l’énergie, l’artiste a installé un luminaire qui vient du siège de l’entreprise en ex-RDA. C’est un objet déraciné et recyclé dont le contexte idéologique s’est estompé avec le temps. Sa présence est presque une aberration, faisant entrer en collision deux mondes scientifiques et politiques antagonistes.
NI CONCESSIONS NI COMPASSION
Rudy Ricciotti favorise ainsi les collaborations qui remettent en cause l’autorité symbolique de l’architecture, son arkhê (du grec fondement, principe, commandement). En 1997, il accompagne Christophe Berdaguer et Marie Péjus dans la conception de huit Mai
sons qui meurent, des projets qui s’autodétruisent à l’échelle de la vie de leurs habitants, selon différents processus (phénomènes naturels, érosion des matériaux). En 2011, il travaille avec Claude Viallat pour la Maison de l’emploi à Saint-Étienne. Sur les quatre façades, Rudy Ricciotti a repris le motif de l’artiste (le « haricot ») décliné en ouvertures éclairées de nuit, en rouge, vert et bleu : « L’idée était de déposséder lâchement l’architecte de sa responsabilité. En 1968, Viallat voulait repousser les limites de la peinture, et je voulais repousser en 2000 celles de l’écriture dans un lieu qui parle de chômage. » Avec Support / Surface, Claude Viallat invente la disparition du cadre et met en crise l’appréhension des délimitations matérielles de la peinture. Ce geste transposé à l’échelle du bâtiment a pour effet de « tuer » la question de la proportion, modifiant les hiérarchies constructives et symboliques de l’architecture. La façade n’est plus un masque impersonnel platement rythmé par les ouvertures. C’est la plasticité qui l’emporte, accordant une nouvelle identité au bâtiment. Les projets de Rudy Ricciotti sont aussi exemplaires en raison de l’attention portée à la complexité des programmes. Le Frac Basse-Normandie et le musée-mémorial du camp de Rivesaltes représentent deux défis par leur inscription dans des sites chargés d’histoire. Le Frac Basse-Normandie (livraison en 2015) s’installera dans un ancien
couvent du 19e siècle, dans un quartier à proximité du centre ville de Caen. Il s’agit de restructurer le bâtiment et d’y ajouter une extension. La logique spatiale du cloître est renforcée par l’ajout d’un quatrième côté souligné par une longue poutre en béton fibré. L’ensemble du projet se caractérise par la discrétion de l’intervention contemporaine et un jeu sur la réflexion : grand miroir d’eau en toiture, parties vitrées de la construction neuve et du cloître. Rudy Ricciotti utilise les contraintes du site historique pour développer une poétique du cheminement, de la disparition et du reflet. Le musée-mémorial de Rivesaltes (livraison fin 2014) sera un lieu de recherche et d’exposition installé au coeur d’un site marqué par une histoire tragique. Camp d’internement de républicains espagnols, puis de transit vers les camps d’extermination pour les juifs et les tziganes, le site de Rivesaltes accueillit aussi des harkis à la fin de la guerre d’Algérie. Semi-enterré, le bâtiment est un monolithe de béton ocre rouge dont la hauteur ne dépassera pas celle des baraquements voisins. Par l’opacité de son volume, le projet exprime le rejet d’une architecture spectaculaire et compassionnelle. Cette matérialité à la fois brute et humble symbolise les tensions entre persistance et effacement de la mémoire, entre bonne et mauvaise conscience de la nation française. L’oeuvre de Rudy Ricciotti ne cesse de dialoguer avec les fondamentaux du vocabulaire architectural, déconstruisant les codes du façadisme et du fonctionnalisme. À lire ses écrits, à l’écouter convoquer les figures admi rées (d’Arthur Cravan à Pier Paolo Pasolini), on comprend qu’il cherche à humaniser une discipline qui s’est éloignée de ses racines techniques comme politiques. L’introduction d’un ferment de doute dans l’architecture permet de dépouiller la construction contemporaine de ses aspects « confortables », rassurants, normés. Cette volonté critique est primordiale. Elle incite à penser le projet d’architecture selon un principe dialectique qui lie étroitement orientations éthiques et esthétiques. Elle est une quête d’équilibre humain, une hypothèse ancrée dans le réel qui se renouvelle et se singularise à chaque projet.
(1) L’Architecture est un sport de combat, conversation
avec David d’Équainville, Paris, Textuel, 2013. Les propos de Rudy Ricciotti sont extraits d’un entretien inédit réalisé à Cassis le 23 octobre 2013. (2) « La rationalité lyrique », catalogue de l’exposition Ricciotti architecte, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine/Le Gac Press, 2013. (3) Catalogue Archilab 2000, Orléans, HYX éditions. À paraître chez André Frère éditions et Prospettive Edizioni, un ouvrage quadrilingue (latin, italien, français et provençal) de Flavio Mangione consacré à l’oeuvre de Rudy Ricciotti.