Amour ou désamour du théâtre ?
In and Out of Love with Theater. Alissone Sinard
« On peut préférer Mozart à Bach, Dostoïevski à Tolstoï, mais personne n’osera attaquer la musique ou la littérature. On peut préférer Manet à Courbet sans que la peinture elle-même soit mise en cause », écrit Georges Banu. En revanche, le théâtre n’échappe pas à la tension entre les deux extrêmes, et le débat reste à jamais ouvert, irrésolu, en suspens. L’aimer, ne pas l’aimer… en tant qu’art proche de la vie, son double suspect et exaltant, accompli par des êtres vivants sur un plateau qui se constitue en microcosme, le théâtre suscite des polémiques, depuis les Grecs et les Pères de l’Église jusqu’à nos jours. Shakespeare l’a érigé en métaphore du monde
assimilé à une scène, Platon en leurre trompeur. Le débat reste indissociable de cet art impur qui n’a jamais cessé d’être écartelé entre ses partisans et ses procureurs, qu’ils soient acteurs ou spectateurs. Georges Banu interroge les motifs de cette discorde à partir des arguments avancés par ceux qui « font » le théâtre, par les artistes qui aiment et ceux qui réprouvent la pratique « bâtarde » de la scène. Il n’y a pas de réponse, mais des questions sans cesse reconvertibles car « on peut se réveiller en amant du théâtre et finir la journée en adversaire irréductible », affirme Banu. Et comment ne pas citer l’ambiguïté de la posture de Peter Handke : « Comme rien ne me paraissait plus étranger que le théâtre, je me suis dit que j’allais écrire une pièce qui justement me séparait du théâtre. C’est devenu
Outrage au public. » Au théâtre de l’Odéon, des artistes qui entretiennent avec le théâtre une relation double, jamais assouvie, mais qu’ils placent au coeur même de leur pratique, à jamais indécise, ont dialogué. Cette relation les définit et les rend uniques, car ni entièrement acquis ni tout à fait rétifs à la scène, ils ne choisissent pas. Ils se confrontent avec ce qui constitue le noyau dialectique du théâtre résumé à quatre questions, lors de ces débats accueillis dans la salle Roger Blin – l’homme de théâtre qui n’a jamais péché par excès d’amour, comme Jean-Louis Barrault, et a su reconnaître dans Beckett la figure emblématique de la relation antinomique amour / désamour. Voici, ici réunis, quelques propos qui invitent à poursuivre non pas le procès, mais le débat, comme dans une vieille cité grecque.
VOIR, NE PAS VOIR
Yves Bonnefoy ne disait-il pas récemment que la meilleure condition pour entendre le théâtre de Shakespeare serait d’être plongé dans le noir ? Valère Novarina, auteur et metteur en scène, module la proposition : « Je ne pense pas qu’il y ait le visible d’un côté et l’invisible de l’autre. Il n’y a pas de dichotomie. L’invisible est une couche de réalité en plus, il oeuvre à la complexification de l’image. C’est quelque chose qui vient faire voir autre chose, en plus de ce qui est là… Je cherche la “logoscopie". Je voudrais voir le langage, la balistique du langage… Voir le langage comme une ombre matérielle dans l’espace qui peut nous renverser. » Pour Laure Adler, écrivaine et spectatrice assidue, « on va au théâtre pour communier, pour partager, pour être en communauté, car de cette communauté peut surgir quelque chose d’essentiel pour notre imaginaire personnel. Parce que nous sommes ensemble, dans des moments d’attention flottante, surgissent des images mentales. C’est un invisible auquel mène le visible de la scène ».
RESPIRER AILLEURS
Aujourd’hui, moins que jamais, le théâtre ne se replie sur lui-même et, à défaut de pureté, il cherche à retrouver un amour menacé en élargissant son champ, en intégrant des alluvions étrangères, en se nourrissant d’un « ailleurs » sauveur. Pippo Delbono en a fait son principe de conduite : « Ce qui vient du dehors me nourrit lorsque je retrouve quelque chose qui m’appartient. Rien ne m’est étranger, j’explore d’autres champs, je collabore avec d’autres gens, mais, à la fin, je retourne à mon estomac. Et pour moi, l’estomac, c’est le théâtre. L’estomac, au sens oriental de centre irradiant des pouvoirs que chacun y conserve ! Le théâtre, c’est comme la mère qui m’a donné la force et me permet de voyager. J’y reviens toujours pour poser les questions essentielles – la mort, le rachat… On est tout le temps des élèves au théâtre. Il faut être en recherche et en voyage. » Le romancier Laurent Gaudé avoue : « J’écris loin du théâtre… S’éloigner du théâtre et aller dans le monde chercher des choses que l’on ramènera ensuite sur le plateau, comme caisse de résonance ou pour trouver des formes qui vont tordre la tradition. Grâce à cela, il est peut-être possible de trouver des réponses propres à la question essentielle du récit. Le roman m’aide à faire sauter les coutures du théâtre et à m’éloigner de son milieu pour entretenir le désir et l’attente. Fuir le théâtre ne m’intéresse pas, je me reconnais plutôt dans une logique d’exploration des terres de l’écriture. J’aime me situer dans la zone bâtarde entre le roman et le théâtre. » Le célèbre adage nietzschéen revient souvent dans les propos des adversaires, qui déplorent la présence des vivants considérés comme matériaux contrariant les exigences de maîtrise et de durée de l’art. Et le plus réputé reste Gordon Craig, qui dressa l’éloge utopique de la surmarionnette dont certains grands artistes de la scène moderne comme Robert Wilson ou Tadeusz Kantor se sont approchés. René de Ceccatty, écrivain et collaborateur d’Alfredo Arias, précise : « Je mets la mort du côté de la présence humaine. Quelqu’un qui se trouve sur le plateau est extrêmement menacé et, parfois, les outils du théâtre – le masque, la marionnette – le protègent. Alfredo demande aux acteurs non pas de se déshumaniser, mais d’abandonner sur le plateau leurs angoisses personnelles, de se centrer en mettant de l’ordre dans le chaos. C’est ce que cherche Wilson, mais lui aussi a besoin de la vibration humaine, laquelle reste tout à fait irremplaçable. »
HUMAIN, TROP HUMAIN
Est-ce au nom du déficit d’inhumain que de nombreux hommes de théâtre procèdent à l’usage de machines et de tant d’autres technologies de pointe ? « Il ne s’agit pas du rapport entre le vivant et la mort, avance Jean-François Peyret, qui ouvre avec bonheur la scène aux ordinateurs et aux images de synthèse, mais plutôt du rapport entre humain et mécanique. La scène reste le lieu privilégié de l’interaction entre des comédiens bien humains et la technologie. C’est intéressant de parvenir à l’ordre, mais sans sacrifier l’humain. Les marionnettes ou les poupées continuent à procurer la sensation de vie, mais en suscitant l’inquiétante étrangeté qui motive leur utilisation. Le théâtre est un lieu d’expérimentation, et la frontière entre le vivant et tout ce qui est de l’ordre du mécanique reste une interrogation essentielle. »
FUIR LE THÉÂTRE
Cette envie de « fuite » habite les metteurs en scène inquiets, qui ne s’accommodent pas du théâtre, mais qui pourtant y restent, sur le mode de la relation tendue, crispée, entre amour et désamour. Patrice Chéreau l’a incarné, il était invité à ce débat et son absence s’est fait ressentir. Il devait dialoguer avec Krzysztof Warlikowski, son double plus jeune. Ce dernier confie : « Au début, je n’étais pas particulièrement amoureux du théâtre. J’ai étudié pour connaître la philosophie, l’esthétique. Mais j’ai découvert que j’apprenais plus vite au théâtre qu’à l’université. J’ai ensuite compris que le danger provient du fait que l’on sait ce qu’est le théâtre, c’est pourquoi je refuse de plus en plus le théâtre de répertoire ; c’est un mensonge qu’il faut fuir. » Dans le théâtre, un accident l’intéresse plus que la perfection. C’est de l’humain. « Chaque fois que je fais du théâtre, je me demande comment bousculer les gens, c’est la raison pour laquelle je me perds de plus en plus, je ne sais plus dans quelle réalité je me trouve. Ce qui m’inquiète, c’est de m’adresser à une société qui a cessé d’être désarmée. Le théâtre doit être l’espace d’une liberté absolue, mais pour qu’il survive, il faut que la société se réveille. » Amour et désamour ? C’est bien de cette irrésolution que le théâtre se nourrit.
Alissone Sinard est doctorante en études théâtrales. Georges Banu, universitaire et essayiste, a récem
ment publié Amour et désamour du théâtre (Actes
Sud, 2013) et les Voyages du comédien (Gallimard, 2013).