Faire de l’essentiel une oeuvre d’art à sa mesure
The Endless Task of Framing the Essential Paul Ardenne
Pantheo-Vortex est un ensemble de tableaux initié en 2011. Un tel ensemble s’organise sous forme de « série », selon le principe des
Cathédrales de Rouen de Monet, ou de maintes propositions artistiques modernes de nature conceptuelle. Les tableaux proposés sont à la fois des photographies et des peintures. L’image y est obtenue avec le concours de la palette graphique numérique, dans un but de brouillage : mettre du vrai dans le faux et inversement. L’intention est moins de troubler que d’inspirer, de porter le regard au- delà des seules apparences. Le recours à la notion de « vortex », proposée par Richard Texier pour nommer cette oeuvre, est, dans cet esprit, explicite. Un « vortex, dit le dictionnaire, est une interprétation picturale humaine tendant à montrer, via l’outil informatique, une description de l’infini, du mystère. » À ce jour, la série Pantheo-Vortex compte une cinquantaine de tableaux. L’artiste la continue sans donner de limite au nombre des entrées à venir, lequel tend à l’augmentation maximale.
UNE ENCYCLOPÉDIE VISUELLE
Présenté sur un chevalet en forme de stèle, et éclairé de façon autonome, chaque tableau est encadré d’un épais liseré moulé en matière synthétique blanche. Le format des différents tableaux de la série est invariablement le même : 120 x 180 cm, et le fond, invariablement blanc. C’est sur ce fond immatériel que vient se « déposer », mise en exergue et en valeur (« en suspension », dit l’artiste), une « image ». Les « images » qui forment le fonds de Pan
theo-Vortex sont sélectionnées en fonction d’un répertoire, défini par l’artiste, à cinq entrées : règne minéral, règne végétal, règne animal, animaux mythiques, biologie. La notion de « panthéon » indexée dans le titre de l’oeuvre prend ici tout son sens : cette dernière est cumulative, elle additionne différentes figures de la matière, du réel et de l’imaginaire, sans hiérarchie aucune. L’oeuvre constitue l’équivalent d’une encyclopédie artistique à entrées multiples, de vocation généraliste, où des formes visuelles remplaceraient les ordinaires notices. L’inventaire des images formant la sève de
Pantheo-Vortex est instructif. Fossiles, météorites, planètes, monstres, trilobites, oeufs, coquillages… tous, isolés sur un fond blanc, nourrissent en filigrane le cycle de la naissance et de la mort, du temps long de la géologie et de l’élaboration naturelle et mythique des espèces et des corps. Cette mise en scène visuelle est celle d’une physique qui est aussi une métaphysique. L’aspect double de chaque image qui préside à sa présentation, de type planche d’anatomie et image sacrée, permet en effet à Richard Texier de jouer sur deux tableaux. Tout ce qui, dans l’image, se raccroche à la figure déjà vue, au réel, s’y arrache en se satellisant vers un autre territoire mental, celui de l’irréalité, de la surréalité, de l’expansion sémantique.
DEDANS LE DEDANS ET LE DEHORS
Autre point important : la stature de ces images. Chaque tableau composant Pan
theo-Vortex possède une dimension anthropomorphique. L’image que nous présente Richard Texier est à échelle humaine, entre
monumentalité et réduction. La regarder, c’est devoir « faire face », en évitant tant la position du spectateur béat que celle de l’observateur pointilleux. Cet effet de proximité donne une consistance incarnée à l’image. Qu’il nous offre son interprétation du Minotaure, de planètes qui pourraient exister mais qui n’existent pas, d’animaux ou de végétaux aussi peu morphologiquement proches dans leur composition que des méduses, des choux ou des coraux, Richard Texier nous place devant l’équivalent d’une icône à la mesure humaine. Face à ce type d’image, le regard est pensif. Il ne peut jouir du visible sans le méditer, il ne peut méditer le visible sans en jouir. Affects et sens analytique, à la fois, se relancent et se neutralisent. L’image nous tient, elle creuse notre regard par la pensée et vice-versa. Être et paraître. Présence et plus-que-présence. La finalité de Pantheo-Vortex est ainsi définie par Richard Texier : « Ce projet est une stratégie de création pour aborder le mystère et la dimension magique de l’existence. » Il est bien question, ici, de « création », et non de simple copie ou d’emprunt. Chaque image, quel que soit le domaine dont elle s’inspire, est une interprétation, une réinterprétation plutôt. Pas question de se contenir à la matérialité seule. Pourquoi ? Parce que l’humain est un animal métaphysique et parce qu’il ne peut se satisfaire de la seule dimension matérielle de l’existence. Richard Texier n’appelle pas à faire de l’art une forme déviée de la religion – ce processus par lequel, selon le premier Platon, nous toucherions l’idéal – mais, plus sobrement, à utiliser l’art comme un outil de sortie du territoire dur et frustrant de la matière. Il faut plus qu’éprouver la matière du monde et de nos vies, il faut la rêver, la transformer par l’imaginaire. Appartenant à ce monde, il nous reste à y ajouter notre propre monde. Pour Richard Texier, qui affectionne les civilisations non occidentales, quoique sans en faire des modèles à imiter, la vocation de l’art est de reconstituer et de reformuler notre stock de « magie », cette magie que nous avons perdue depuis que la rationalité est devenue l’axe majeur de la civilisation. Or le magique ne se déploie pas dans un horsmonde, dans un univers qui nous échapperait en tout. Il est, sur un mode d’aimantation, ce qui fait tenir les contraires : l’irrationnel et le rationnel, le bas et le haut, le sacré et le profane, par-delà toute logique. Il n’interdit pas à la rationalité d’exister, ni de régner. Il lui donne cependant sa véritable place, celle vouée à servir et améliorer le monde pratique.
MANIFESTO
Le sens du « magique » cher à l’artiste, et dont il entend que Pantheo-Vortex soit une célébration, réside dans ce rappel à l’ordre, entre consentement à vivre rationnellement et, en une même tension, au-delà ou en deçà de la Raison. Avec Pantheo-Vortex, Richard Texier restitue moins la forme de notre monde – il n’a nullement cette prétention – qu’il ne nous installe de front face à son monde. Naviguant entre des figures familières qui muent en figures inventées ou rejouées, il mène une expérience qui relève de la synthèse
mentale, symbolique et plastique. Cette expérience est aussi personnelle que tendue vers l’universel. Aussi Pantheo-Vortex prendil une valeur de manifeste. Cette fois, l‘artiste ne donne plus cours à son imagination débordante, à cette générosité expressive à l’origine de ses oeuvres – les tableaux comme les sculptures sont riches de références polyculturelles et de métissages en tous genres. L’enjeu semble plus tendu, plus austère aussi – nous livrer un dictionnaire d’obsessions visualisées ; faire aussi de ce dictionnaire un vade-mecum pour fonder un rapport singulier au monde – le monde contemporain, le monde éternel, l’un à l’autre mixés, l’un et l’autre égaux. Chaque image de Pantheo-Vortex, à sa façon, le suggère : la rationalité ne suffit pas, le réel est énigmatique, notre compréhension des choses s’est appauvrie.
LA « VÉRITÉ » DE L’ART ?
Chacun de nous, propose aussi l’artiste, devrait constituer son monde, ne pas s’en tenir aux représentations acquises, en général formatées, qui sourdent de notre conditionnement. Pantheo-Vortex relève en cela de l’hygiène créatrice. L’artiste s’y débarrasse du trop pour se cantonner au nécessaire. Ce qui signifie converser avec les matières, mais aussi avec les essences. Son ambition n’est pas d’être un artiste « juste », qui aurait tout compris des mystères du monde. Sa position est plus humble : rappeler qu’il y a de l’« irreprésentable » et qu’à celui-ci chacun peut donner libre cours, en s’engouffrant dans la brèche de la liberté de concevoir et d’imaginer. En quoi résiderait la « vérité » de l’art ? En quoi une « vision » d’artiste peut-elle être « vraie » ? Poser ces questions, c’est devoir faire le deuil d’une équivalence présumée, celle qui veut que l’art et la science puissent opérer dans le même champ de la connaissance. Art et science sont deux mathesis, deux formes du savoir humain. Le premier instruit le savoir affectif et symbolique ; la seconde, le savoir rationnel. Il n’est pas sûr que ces deux formes de savoir humain aient quelque chose en commun, à l’encontre de préjugés ou d’espérances que firent prévaloir certains courants artistiques du 20e siècle. Quelques artistes modernes, tels Georges Vantongerloo ou Max Bill, ont délibérément placé l’art du côté de la science, en en faisant une géométrie, une mise en forme plastique rationalisée du monde réel. Une utopie ? Sans doute. L’art, plus sûrement, ne détient aucune « vérité ». Il accompagne le monde au prorata des croyances qu’y forment les hommes, des croyances non unifiées, que les cultures diverses, le degré de civilisation et la géographie plurielle de l’humanité façonnent sans les rendre toujours partageables. En cela, l’art exprime la relativité des croyances, une multitude de « vérités » – celle du sacré dans les sociétés sacralisées, celle de la collectivité dans les sociétés collectivistes, celle de l’individu dans les sociétés individualistes, tout cela à la fois dans les sociétés métissées. L’art ne fait pas que refléter les convictions, il les habille, il en est la chair vive.
REPRÉSENTATION ACCULTURÉE
Avec les Pantheo-Vortex, Richard Texier aligne à nouveau l’art sur son axe primordial et générique, celui de la représentation acculturée. L’art, ce sont des signes et du sens mis dans ces signes, un type d’équation qui ne vise ni l’exactitude ni l’énoncé juridique. Ce que postule l’artiste au travail, c’est une « représentation du monde » qui est plus que la classique Weltanshauung : il ne s’agit pas seulement de montrer, pas seulement non plus, comme l’aurait voulu Paul Klee ( Théorie de l’art moderne, 1928), au-delà de la seule reproduction du visible, de « rendre visible » (les essences, l’idéal, la transcendance). Il faut, plus courageusement, donner corps à l’esprit de son propre temps, représentations, symbolisations et croyances confondues.
POUR UN SALUT INTIME
On peut aujourd’hui préférer être nostalgique, et vouloir verser dans le néo-rétro de l’art – rejouer au peintre classique ou au plasticien moderne, réendosser le frac et la mentalité multicarte postmoderne : rien ne l’interdit. Mais alors, parle-t-on de notre époque ? Tout au plus de ses fantasmes, de ses regrets, de ses ratages. Il est autrement plus difficile de générer une création plastique que traversent le présent et la somme de ses réalités, parmi lesquelles le sentiment d’être dépassé par lui. C’est là sans doute la seule façon tangible d’en finir avec cette « misère symbolique », pour reprendre une formule inspirée du philosophe Bernard Stiegler, qui grève notre être au monde. Toutes les créations artistiques ne se valent pas. Celle qui importe plus que les autres a toujours vocation à condenser le Zeitgeist, l’« esprit du temps », à faire contenir, comme l’a tenté James Joyce avec Ulysse, « le monde entier dans une coquille SaintJacques ». C’est là, à sa manière singulière, la raison d’être de Pantheo-Vortex, un cycle titanesque que Richard Texier ne pourra achever qu’à condition d’avoir cent vies, tant le monde est complexe et la nature prodigue. Il n’a que sa sienne et ce ne sera pas assez ? Qu’à cela ne tienne. Peu importe au fond, si ce qui est fait et dit, déjà, sauve.