Utopie blanche
White Utopia Vincent Cespedes
« Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants. »
René Char
Il parle de « brèche de conscience » et de « météo intérieure » , de « magie du monde », de « lectures sensibles », de « fractales » et de « célébration du Mystère ». Je l’écoute se dire, s’exposer, s’autoanalyser avec modestie et un ton de doux professeur. Il jazze poliment son propos, y met ce qu’il faut d’adjectifs scintillants, de storytelling et de gourmandise. Il est aussi enveloppant que son oeuvre. Cette oeuvre qui voyage autour du monde, Richard Texier a besoin de la faire « valider » (c’est son mot) par des « intellectuels ». Il les « consulte » et se préoccupe de l’« avis général », comme pour tester ses créations auprès d’éminences fantomatiques capables d’institutionnaliser la culture et de décréter la valeur d’une idée, la portée d’un sentiment. On sent l’artiste animé par ces deux folies complémentaires dans lesquelles Nicolas de Staël fait précisément résider le secret de l’acte créateur : la fulgurance de l’autorité et la fulgurance du doute. C’est en quoi le panthéisme émerveillé de Richard Texier n’a rien d’un rituel contre la terreur ; il est au contraire parcouru, de ses premières lunes jusqu’au Pantheo-Vortex, par le désir sidéral de fêter l’Univers, de lui rendre la pareille en profusion de splendeurs. Et cela par le truchement d’une astronomie plastique et frissonnante, d’une messe messianique célébrant les mécaniques de vibrations et de lumières pulsant au coeur des choses. Mécaniques qui font sourdre le plaisir de les contempler, de les manger, de les voir naître. Hédonisme contenu et fantasque, où la nature, pleine d’euphorie et de promesses, engloutit la technologie qui espérait la saisir.
LA COMÉDIE COSMIQUE
L’artiste a sa part d’irrévérence. Cela se sent d’abord physiquement, à son énergie balzacienne, encadrée par ses tableaux mais toujours débordante, flot de mots coloriant des présences, flots d’images toutes imbibées d’humeurs. La série Chaosmos n’estelle pas aux puissances célestes, si célestes, ce que la Comédie humaine est à l’ambition humaine, trop humaine ? Une mise en féerie et en patterns de tout ce qui défie la pusillanimité bourgeoise et l’assignation à identité ? De Balzac, Richard Texier tient peut-être aussi son amour des poires, que le romancier dévorait goulûment. Le peintre, lui, tombe un beau matin en extase contemplative devant ce fruit brancusien, tels Newton ou Steve Jobs avec leur pomme. Mais la poire est un fruit qui s’élève en tournoyant – un vortex sucré, en somme – contrairement à la pomme, globe toujours déjà croqué rêvant de chute mémorable. Le Pantheo-Vortex entame donc son tourbillon ascensionnel à partir d’une illumination en forme de poire, énième cadeau de la Nature à l’Homme. Hélas ! ce « dispositif enchanté » fut découpé et dégusté sans vergogne – « le fondement de la barbarie », admet Richard, sans sourire. Le Pantheo-Vortex est alors un dispositif enchanteur et rédempteur de ce tort-là, où des objets-poires, démultipliés, numériquement composés, protégés de l’avidité barbare des spectateurs, sont exposés en objets d’un culte à venir, donc inconnu. Au premier regard ? La collection en perpétuelle expansion d’un cabinet de curiosités cosmique. Des ambitions fossilisées, mais que l’on devine encore palpitantes, y sont
rassemblées par thématiques de formes et de textures. Black Egg, Planete, Roche,
Skystone : toutes renvoient à la limite vie/minéral, ce point de bascule où la roche devient vivante, où la coquille de calcite se gorge de cellules. Avec Origine du monde, la vie minérale se fait corail coupant, vagina den
tata dont la blancheur appelle l’encre ou le sang. Et devant l’oeuf géant Aepyornis, les
Trois Îles ou les Otolith, ces vers de Serge Pey (2) résument notre tentation : Verse de l’encre / sur la neige pour faire des trous jusqu’au silence / S’IL N’Y A PLUS DE NEIGE OÙ IRA / LA BLANCHEUR Les pantheo-vortex : des fossiles insolites dans l’oeil d’une tempête de neige que rien ne peut trouer – ni un surplus de sens, de sang ou d’haleine chaude. Verser de l’encre ? (C’est peut-être pour cela que Richard est si vampiriquement friand d’intellectuels, de philosophes et d’écrivains.) Peine perdue : il y aura toujours de la blancheur et de l’inatteignable dans ces lacs lisses ; les commentateurs y laisseront leurs plumes. Car le dispositif enchanteur est un écran géant. Immobile, suspendu, éternel. Un monobloc isolant les images, retenant leur motilité fragile. Ultime coquille (suspendue à l’extérieur) de tous ces oeufs- poèmes euxmêmes pondus de l ’intérieur, et dont l’ombre-nimbe épingle la présence irréelle. Le monolithe noir du film 2001, l’Odyssée de
l’espace devient ici nacre opalescente, chair de poire. Séduction visuelle inversée, de la barbarie à la célébration. L’inquiétude irrésistible et menaçante, où l’outil se fait nécessairement arme (A Space Odyssey), s’oppose à la quiétude panthéo-vorticale qui se fond dans le monde, car dépouillée de l’ustensile, de l’accessoire, de la conquête, et où la moindre merveille se fait être, altérité, chefd’oeuvre.
TRAUMAS CRYOGÉNISÉS
L’ombre des Pantheo-Vortex n’est pas picturale, mais sonore. Elle signale le tremblé d’un rêve. Elle rend l’objet baroque, fantastique et cruel. Le vent se prend dans les contours et, avec lui, notre regard. Elle laisse place au vent de tous côtés, même en-dessous, ainsi qu’au sifflement de tous les possibles qui l’accompagnent. Utopie blanche, au croisement des miracles de la transparence et des clairs de lune révolutionnaires. « Nous rêvons trop peu », écrit Michel de Ghelderode dans une lettre datée de 1933 au peintre Prosper de Troyer (3). « Ce rêve est action interne. Si je n’avais plus le pouvoir du rêve, je me suiciderais aussitôt. L’artiste pur est un médium qui note automatiquement ses rêves – et n’a pas à les expliquer. » À l’instar du dramaturge belge, Richard Texier récuse une fois de plus, avec ses Pantheo-Vortex, le déni de magie occidental. Il utilise ici une palette eschatologique composée de traces concassées, mosaïque désignifiante croisant les gemmes et le digital, l’illusion (d’oeuf, de planète) et l’allusion (Gustave Courbet). Et j’aime à penser que je suis son petit frère interstellaire. Car lorsqu’il créait cette suite galactique au titre savant, j’achevais mon dernier essai, l’Ambition ou l’épopée de soi, dans lequel je conceptualisais le « vortex » comme la mise en incendie du feu sacré qui nous consume. « L’ambition […] forme un mouvement multidirectionnel et ascensionnel, accélérateur et absorbeur-diffuseur : le vortex. Il fait de la vie de l’ambitieux un cyclone dévorant-réorganisant tout ce qu’il rencontre pour optimiser sa force ascensionnelle ;
mais son rôle consiste aussi à engendrer les rêves impérieux dont l’ambitieux se nourrit, insatiablement. Donc le vortex s’auto-engendre : il est à la fois la cause du rêve de l’ambitieux et son moyen de réalisation. » On retrouve dans le Pantheo-Vortex la double fonction du vortex ambitionnel : le filtre événementiel (ne choisir du monde que ce qui sert l’urgence de l’artiste) et la matrice de production de sens (les éléments choisis deviennent des symboles, des balises marquant les étapes de l’ascension qui mène au destin suprême). Les questions que pose alors cette fresque morcelée changent d’angle. Il ne s’agit plus de s’interroger sur des manifestations pleines, « positives », mais plutôt d’appréhender chaque oeuvre comme le résidu ou la mutilation d’un objet originaire utilisé, recyclé, recomposé par une passion viscérale, une ambition cosmique. Chaque bloc devient alors un caisson de cryogénisation qui contient un trauma endormi, mais toujours prêt à être réveillé par un spectateur curieux, trop curieux, en mal de barbarie. Et la part de neige et de nimbe qui court sur chaque bloc est justement ce que ce trauma en hibernation a tenté de refréner ou d’in- Page de gauche et ci-dessus / page left and above: « Pantheo-Vortex in situ I » à gauche / left: « Stenon ». 2013. Impression pigmentaire, nacre et porcelaine organique. 100 x 75 x 5 cm Pigment print, mother-of-pearl and organic porcelain Ci-dessus, de g. à dr. / from top: « Lithopalin ». 2013. 214 x 154 x 7 cm. « L’origine du monde ». 2012. 214 x 154 x 7 cm. Impression pigmentaire, nacre et porcelaine organique. “The Origin of the World.” Pigment print, mother-of-pearl and organic porcelain terrompre, comme ces snowboarders qui, perdus dans un brouillard trop blanc où l’aval et l’amont fusionnent, n’ont d’autre recours instinctif pour se réorienter que de cogner le sol avec leur tête en tombant dans les pommes. Ou dans les poires. (1) René Char, « Recherche de la base et du sommet », dans OEuvres complètes, « Pléiades », Gallimard, 1983. (2) Pey (Serge), Poésie publique. Poésie clandestine. (Poèmes 1975-2005), Le Castor Astral, 2006. (3) Michel de Ghelderode, Correspondance de Michel
de Ghelderode, tome III (1932-1935), Labor, 1994.