RÉENCHANTER LE RAPPORT AU MONDE
choses changent, lentement. Désormais, nous devons penser à ce que nous pourrions faire d’une manière complètement différente. Et d’abord, admettre qu’il n’y a pas un seul type d’exposition. Pour Théâtre du
monde, à la Maison rouge, j’ai essayé de créer des correspondances, des associations entre des oeuvres d’époques et de cultures complètement différentes. Dans l’intention d’affirmer que c’est bien ainsi que fonctionne la pensée, alors que l’histoire de l’art voudrait nous interdire de travailler de manière transversale, transculturelle et trans-temporelle.
Les risques ne sont-ils pas ceux de l’éclectisme et du nivellement des valeurs ?
J-HM Certes, mais… Une exposition comporte toujours un risque, et nous devons l’assumer ! Il faut offrir un contrepoids aux expositions exclusivement pédagogiques. Je ne suis pas contre le savoir, mais nous devons faire des propositions qui permettent aux gens de voir et de percevoir les oeuvres sans avoir à lire un livre en amont. Des expositions basées sur des sensations, des émotions, faisant confiance à l’appréciation et au jugement de chacun. La culture matérielle est aujourd’hui plus importante que les grands discours. Laissons plus de place aux artistes et moins d’amplitude à la glose et aux exégèses. L’éclectisme est dangereux, oui. Nous avons cependant cette opportunité, aujourd’hui, de pouvoir appréhender de nouvelles perspectives et de faire évoluer nos perceptions, notamment du fait de la tendance accrue à regarder le passé et l’histoire et à les mêler à l’art contemporain. Une tendance qui peu à peu s’impose.
ÉLARGIR À L’AILLEURS ET AU PASSÉ
Faut-il être universaliste ?
KK Il n’y a pas d’universalité sans identité locale. Et l’une n’exclut pas l’autre. L’identité locale peut se ressourcer et devenir une vérité. Prenons l’exemple de Documenta 5 (Cassel, 1972). C’était une époque débordante d’énergie, d’anarchie et de non-conformisme. La plupart des artistes étaient vraiment en quête de « vérité ». Des positions du même type se développaient à Rio de Janeiro ou ailleurs. Mais Paris, dans les années 1950, et New York, dans les années 19601970, n’étaient préoccupés que d’euxmêmes. L’arrogance de l’époque était grande, nous étions absolument comblés par ce qui se passait. L’effervescence régnait. Et puis le consumérisme et la mondialisation sont arrivés. Dans ce genre de contexte, il faut garder l’histoire en tête : elle permet de se régénérer. Il y a trente ans, j’étais résolument contre le goût du moment, mais il n’en possédait pas moins une grande autorité. C’était très pro- ductif. J’explorais de nombreuses possibilités. Par exemple, en 1980, Beuys avait réalisé
Wirtschaftwerte (Valeurs économiques), oeuvre d’expression marxiste faisant allusion aux valeurs économiques des supermarchés en Allemagne de l’Est. Il donnait simplement à voir des biens de consommation sur des rayonnages, avec de la levure et d’autres items qu’on trouvait dans les supermarchés allemands. Tout cela était exposé en regard des peintures traditionnelles de la collection du musée, des portraits bourgeois du 19e siècle représentant les citoyens de Gand. J’ai exposé cette oeuvre à Düsseldorf à l’occasion de Von Hier Aus, pour laquelle nous avions sélectionné aussi des artistes des années 1920, des peintures de la collection du musée municipal d’art. Certains artistes, notamment ceux issus du mouvement de la Nouvelle Objectivité, n’étaient pas loin de s’orienter vers une esthétique nazie une décennie plus tard. Aussi faut-il toujours poser la question: « Est-ce que les gens vont comprendre de quoi il s’agit ? Pas en termes de pédagogie, mais d’expérience. Je suis passé par un grand nombre de positions, et je me suis rendu compte que la position pédagogique n’était pas productive, parce que les gens ne savent pas quoi en faire. Il se peut qu’ils vivent un moment d’émerveillement intellectuel, mais la minute d’après ils vont l’oublier. Donc je préfère une manière plus intuitive d’aborder l’exposition. Je m’intéresse davantage à une certaine forme de vulnérabilité, plutôt que de mise en ordre.
J-HM Cet intérêt pour le passé est sujet à controverse, toutefois.
KK 70% de notre communication est visuelle. Cela signifie également que cette communication devient plus simpliste, plus bête. C’est pourquoi l’intérêt pour le passé remplit la fonction cruciale de contredire cette tendance et de procurer les outils nécessaires à la compréhension de cette culture en montrant que tout est lié. Je suis toujours étonné, quand on regarde ce qui se faisait 20, 30, ou 40 ans auparavant, de constater que les noms de grands artistes ont disparu de notre mémoire. C’est pourquoi les remettre dans une exposition constitue une autre façon de les redécouvrir, afin de comprendre autrement le fonctionnement de l’histoire.
J-HM L’art moderne se définit comme un système autonome. Nous venons d’un passé où l’exclusion était constante. Mais, aujourd’hui, il y a de moins en moins d’exclusion et cela complexifie notre pensée. Or j’affirme qu’il y a toujours une immense partie des cultures que le réseau de l’art contemporain ne prend pas en considération : qu’en est-il des arts autochtones, des indigenous arts ? Ces formes restent minoritaires, complètement marginalisées, elles ne sont encore presque jamais prises en compte par l’art contemporain. Il y a là, pourtant, une immense richesse.
ASSUMER LA VULNÉRABILITÉ
Car la globalisation change à la fois le contexte de l’art et la manière de faire des expositions…
KK Le tourisme est un phénomène incroyable. Aujourd’hui, les gens peuvent voyager à bon marché aux quatre coins de la planète. Par ailleurs, la mondialisation marche dans les deux sens. C’est pourquoi je pense que l’art prend tout son intérêt quand il montre que les choses deviennent plus compliquées, et pas plus simples. Mais il existe aussi tout un monde de l’art autoréférentiel au travers du marché. Maintenant, des jeunes de 16, 18 ans sont au courant de choses qui se passent de l’autre côté du globe. Pour les artistes, cette logique devient un défi difficile à relever. C’est aussi une source de doute. Donc chaque chose à ses bons et ses mauvais côtés. C’est pourquoi notre sentiment, c’est que la globalisation ne devrait pas être érigée en modèle, parce que dès qu’il y a un modèle, une règle s’instaure, et cela devient négatif.
J-HM Nous oublions toujours, à propos notamment des peintures aborigènes, qu’elles sont l’équivalent de cartes, elles se réfèrent très précisément au territoire dont cet art est issu. Ce sont de ce fait des oeuvres à caractère politique parfois utilisées comme pièces à conviction dans les procès relatifs aux revendications de restitution de terres intentés par les aborigènes. Pour l’instant, personne ou presque ne prend en compte ce type de données. On en reste à des interprétations quasi mystiques du genre new age.
KK J’étais fasciné par l’instrumentalisation de l’identité aborigène lorsque l’Australie a créé des sous-produits et les a distribués au travers du tourisme. C’était très « art contemporain », hors contexte. C’était le moment où je ne faisais pas de concessions au marché. Je considérais seulement l’intensité des oeuvres, leur originalité, leur radicalité et leur beauté. Et je ne faisais aucune référence à une sorte de bonne conscience exotique, hippie, post-hippie. Je choisissais l’oeuvre pour elle-même, en sachant que ma démarche était très politique. Donc, parfois, quand une occasion se profile, on est porté par un élan. C’est une sorte de moment de vérité.
Une part importance du travail de curateur est-elle d’être aussi un médiateur ?
KK Pas seulement. On doit simplement
est défini par l’ombre et la lumière. Le modelé du visage, c’est la source de lumière qui le donne. Si la lumière vient de partout, et de manière équilibrée, donc de nulle part, que reste-t-il du sujet ? Ce dispositif de studio est à lui seul un Pantheo-Vortex d’une autre nature, en 3D. Je suis encore dans un certain nombre d’hypothèses de travail dérivées de la grande série initiale qui est en marche sur le règne animal et le règne végétal. En fait, la création du Pantheo-Vortex est une célébration sans fin. On sent une tentative démiurgique, comme si tu cherchais non pas forcément à être toimême l’origine des choses, mais que tes oeuvres puissent être une sorte d’origine, sans qu’elles aient d’auteur. J’ai toujours eu conscience, et c’est difficile et déstabilisant pour un artiste de le réaliser, que tout cela forme une équation qui dépasse la mienne. D’ailleurs, tous ceux qui s’y intéressent deviennent de facto des compagnons d’aventure, on regarde ensemble un phénomène qui implique nos vies, notre capacité de perception, notre mode de lecture, avec toutes les conséquences (considérables) que cela peut avoir sur la conscience de notre présence au monde. Il y a là, en effet, quelque chose de démiurgique, mais qui ne vient pas de moi. Peut-être que, collectivement, nous sommes Dieu. C’est peut-être ce message irrecevable, que l’on n’a jamais voulu entendre mais qui est pourtant formulé dans les textes des religions du Livre. Peut-être qu’au fond, le fils de Dieu c’est nous tous, c’est toi, c’est moi. Et un artiste qui regarde les choses avec passion, ivresse, mais aussi modestie, est dans le même état de conscience qu’un astrophysicien qui observe le cosmos, c’està-dire un objet dont il ne connaît ni les dimensions ni les limites. Et justement, dans ton travail, il y a un rapport étroit à la cartographie que l’on retrouve encore dans cette série. Mais autrefois, c’était plutôt une cartographie symbolique, qui représentait le monde de manière fantasmée plutôt que scientifique, une cartographie peut- être davantage à la recherche de son savoir que dans son affirmation. C’est ce qui change dans cette série : c’est plus affirmatif, quelque chose se pose. La confusion de la carte et du territoire, c’est ce que font tous ceux qui se déplacent dans l’espace, rêvent un parcours, choisissent un itinéraire, même poétique. On a tous une carte de navigation préétablie, et le délice de l’existence c’est aussi de s’aper- cevoir qu’aucune carte ne peut rendre complètement compte du territoire. Les cartes révèlent l’état d’esprit de celui qui a décidé de voyager. Dans les cartes anciennes, j’ai toujours aimé les grandes autruches, les animaux fantastiques, les créatures mythiques, les confins improbables, les poissons chimériques, les incohérences d’échelle. Nos cartes d’aujourd’hui que l’on croit vraies, techniquement indépassables, sont en réalité liées à notre imaginaire. Il s’agit toujours de ce décalage entre la carte et le territoire. Cette idée aussi qu’une carte, singulièrement mentale, est un palimpseste, la somme de toutes les expériences, les perceptions, les sensations qui ont fondé la compréhension du territoire. Tu es et je suis aussi un palimpseste, une superposition. La marée des jours nous a fabriqués et nos oeuvres aussi : tout mon travail passé et toutes les quêtes qui l’ont inspiré sont contenus aujourd’hui dans le Pantheo-Vortex. Encore une fois, en les créant, je n’ai pas eu l’impression de quitter la peinture. Oui, il n’y a pas de dichotomie, ce n’est pas comme si tu avais fait tabula rasa de tout l’oeuvre qui précède. Tu crois qu’il est possible qu’un artiste puisse complètement oublier le travail qui a construit son parcours ?